La christianisation de la Gaule au Ier siècle (5)
§ II. – Traditions des Églises de
France
Le révérend Père Picardat, dans
une dissertation manuscrite qu’il a bien voulu nous communiquer, a réuni tous
les passages des écrivains du moyen âge qui attestent la prédication dans les
Gaules au Ier siècle. L’espace ne nous permet point d’aborder ces
longues énumérations, et d’ailleurs nos adversaires conviennent que les auteurs
du moyen âge, à très-peu d’exceptions près[1], sont favorables au
système que nous défendons. On peut signaler quelques divergences sur tel ou
tel Saint, mais il y a uniformité de croyance sur la question générale. Nous ne
reproduisons donc pas ici les témoignages de Paul Warnefride, Paschase Radbert,
Raban Maur, Hincmar, saint Adon, Usuard, Flodoard, Abbon, Yves de Chartres,
Anselme de Laon, Pierre le Vénérable, Ordéric Vital, Innocent III, Albert le
Grand, Vincent de Beauvais, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, etc., ni
les assertions des martyrologes et des légendaires. Nous nous bornerons à
constater que, jusqu’au XVIIIe siècle, une quarantaine des Églises
de France se sont glorifiées d’avoir été évangélisées par des disciples de
Notre-Seigneur ou par ceux des Apôtres[2].
M. Tailliar voudrait ruiner
l’autorité de la tradition en disant (page 54) que, « lorsqu’elle est
dépourvue de ses trois conditions, d’ancienneté, de perpétuité, d’universalité,
elle est insuffisante ; on peut même dire qu’elle n’existe pas ». Ne
demandons pas à la tradition historique les caractères que l’Église réclame
pour la tradition dogmatique. Certaines traditions locales sont parfaitement
incontestables et ne sauraient, en raison même de leur intérêt restreint,
devenir universelles. Nous convenons que, en ce qui concerne tel ou tel Saint,
on ne pourrait point toujours, faute de documents, prouver que la tradition qui
prit place au Ier siècle est ancienne et perpétuelle. Mais, quant à
la tradition générale de l’évangélisation des Gaules aux temps apostoliques,
nous pouvons affirmer qu’elle a pour elle l’ancienneté : qu’on relise nos
textes ; la perpétuité : elle n’a été interrompue qu’au XVIIe
siècle ; l’universalité : toutes nos provinces se sont montrées
unanimes.
Il ne faut pas oublier que la
tradition est un des éléments de la science historique : on doit la
discuter quand elle est en désaccord avec d’autres renseignements : mais
on ne saurait lui opposer purement et simplement une fin de non-recevoir. Qu’on
agisse ainsi vis-à-vis des traditions populaires, on ne s’expose qu’à rejeter
parfois un certain fonds de vérités mêlées à des fables ; mais qu’on
tienne la même rigueur à des traditions qui se retrouvent sur tous les points
de la France et du monde catholique, dans tous les siècles de l’Église ;
dont l’origine se perd dans la nuit des temps ; qui concordent entre elles
malgré l’éloignement des lieux ; qui sont en harmonie avec l’enseignement
général de l’histoire ; qui sont consignées dans les plus vénérables
monuments de la liturgie, c’est vouloir renverser les lois de la critique et
supprimer l’une des sources de la vérité.
§ III. – Autorité liturgique
Toutes les liturgies qui se sont
succédé jusqu’au XVIIe siècle sont unanimes dans leur croyance à
l’évangélisation des Gaules aux temps apostoliques. Nous savons bien que ce
n’est point là une autorité irréfragable en matière d’histoire ; mais on
conviendra que ces traditions, auxquelles on inflige l’épithète méprisante de populaires,
sont élevées par les antiques liturgies à un rang très-officiel et qu’elles
peuvent répondre à leurs détracteurs que possession vaut titre.
Tandis que les réformateurs des
bréviaires français, souvent suspects de jansénisme, se laissèrent gagner par
les innovations de Launoy, le bréviaire romain resta fidèle aux anciennes
traditions. Quand la liturgie universelle fut introduite en France, chaque
diocèse soumit son Propre des Saints à l’approbation du Saint-Siège, et la
Congrégation des Rites, après mûr examen, sanctionna beaucoup de légendes qui
font remonter au premier siècle l’origine de nos Églises[3], alors même que le
Martyrologe romain avait donné des indications contraires.
Ces décisions n’ont assurément
aucune valeur doctrinale, mais on ne saurait leur contester une haute valeur,
au point de vue de la critique historique.
Au sujet du célèbre décret
concernant saint Martial, rendu par Pie IX, le 18 mai 1854, M. Tailliar (p.
49) « bénit la haute sagesse du souverain Pontife Pie IX et l’intelligence
pénétrante du cardinal Antonelli, dont on ne saurait trop louer la sollicitude
et la circonspection dans ces matières délicates », et il ajoute en
note : « Ce décret relatif à saint Martial se borne à déclarer, ce
qui nous semble parfaitement juste, que l’éloge et le culte de ce Saint son
établis de temps immémorial : constare ab immemoriali de elogio et
cultu de quo agitur. Mais il ne décide pas, comme l’articulait la requête
de Mgr l’Évêque de Limoges, que saint Martial est l’envoyé de saint Pierre et
l’un des soixante-douze disciples du Christ ».
M. Tailliar reconnaître
facilement qu’il est dans une complète erreur, en parcourant le document
officiel qui concerne cette cause[4].
Quand Mgr de Buissas, évêque de
Limoges, soumit à l’approbation du Saint-Siège le Propre des Saints de son
diocèse, il conserva à saint Martial le titre et le culte d’Apôtre, que lui
donna toujours la tradition. Le secrétaire de la Congrégation des Rites proposa
de remplacer le culte d’apôtre par celui de confesseur pontife, en partant de
ce principe incontesté que c’est seulement à ceux qui ont fait partie des
disciples de Notre-Seigneur qu’on peut, par privilège, étendre le culte décerné
aux Apôtres. Cette cause historico-liturgique fut débattue devant les cardinaux
de la Congrégation des Rites qui, le 8 avril 1854, reconnurent à l’Église de
Limoges le droit son premier évêque du culte et du titre d’Apôtre et d’insérer
dans sa liturgie qu’il avait été l’un des soixante-douze disciples du
Christ ; C’est ce décret qu’approuve le saint-Père, en constant
l’antiquité du culte spécial de l’Apôtre, qui avait été mis en question, cultu
de quo agitur. Ainsi donc M. Tailliar doit nous permettre d’inscrire au profit
de notre opinion et non de la sienne, « la haute sagesse du souverain
Pontife Pie IX et l’intelligence et l’intelligence pénétrante du cardinal
Antonelli ».
[1] Le moine Léthalde,
écrivain du Xe siècle, dans sa Vie de saint Julien du Mans, reproduit l’opinion
historique de saint Grégoire de Tours, amis en reconnaissant qu’elle est
opposée à la tradition. M. Tailliar invoque quelques passages des martyrologes
de Bède et de Raban Maur ; mais on sait combien ils ont été interpolés.
Les martyrologes de saint Adon et d’Usuard, qui sont considérés comme
authentiques par les critiques les plus compétents, constatent les origines
apostoliques des Églises d’Arles, Vienne, ; Périgueux, Saintes, Trèves,
Narbonne, etc.
[2] Arles (saint Trophime),
Aix (saint Maximin), Apt (saint Auspice), Bayeux (saint Exupère), Beauvais
(saint Lucien), Béziers (saint Aphrodite), Bourges (saint Ursin),
Châlons-sur-Marne (saint Memmie), Chartres (saint Aventin), Clermont-Ferrand
(saint Austremoine), Évreux (saint Taurin), Le Mans (saint Julien), la Limagne
(saint Nectaire), Limoges (saint Marial), Lodève (saint Flour), Marseille
(saint Lazare), Meaux (saint Sanctin),
Metz (saint Clément), Nantes (saint Clair), Narbonne (saint Paul Serge),
Orange (saint Eutrope), Paris (saint Denis), Périgueux (saint Front), Reims et
Soissons (saint Sixte et saint Sinice), Rouen (saint Nicaise), Saintes (saint
Eutrope), Séez (saint Latuin), Senlis (saint Rieul), Sens (saint Savinien),
Toul (saint Mansuet), Toulouse (saint Saturnin), Tours (saint Gatien), Trèves
(saint Valère), le Velay (saint Georges), Verdun (saint Sanctin), Vienne (saint
Crescent), etc.
[3] Propres des diocèses de
Limoges, Aix, Sens, Chartres, Auch, Beauvais, Le Puy, Bayeux, Autun, Tulle,
etc.
[4] Lemovicem. Confirmationis
elogii et cultus ut apostoli quo S. Martialis primus Lemovicensium episcopus
hactenus gavisus est ab immemorabili tempore et ex constitutionnibus
apostolicis. Lemovicis, 1855.