La christianisation de la Gaule au Ier siècle (6)
V. – Réfutation des principales
objections contre l’évangélisation des Gaules au Ier siècle
Quand de solides arguments
établissent un fait, il ne saurait être mis en doute par quelques objections
dont on ne trouverait point la solution. S’il n’en était pas ainsi, que d’événements
ne pourrait-on pas exclure du domaine de la certitude, sous prétexte que tel
chroniqueur n’en a point parlé, que tel autre paraît avoir rendu un témoignage
contraire, que ceux-ci sont en contradiction avec certains détails, que ceux-là
laissent dans l’ombre une partie de la question. Appuyé sur ce principe de
critique, nous pourrions dire que nous croyons avoir prouvé l’évangélisation
des Gaules, au Ier siècle, d’une manière assez péremptoire, pour
que ce système historique ne puisse être battu en brèche, même par des
objections que nous pourrions résoudre. Mais toutes celles qu’on a accumulées
sot loi d’être irréfutables et peuvent même nous fournir de nouveaux arguments.
Nous allons les grouper dans un ordre méthodique, pour maintenir ma clarté dans
nos débats, et nous examinerons successivement les objections tirées : 1°
de saint Sulpice Sévère et de saint Grégoire de Tours ; 2° de certaines
données historiques, 3+ de la philologie ; 4° de l’archéologie ; 5°
de la vraisemblance historique.
§ 1. – Objections tirées de saint
Sulpice Sévère et de saint Grégoire de Tours
Sulpice Sévère, en parlant de la cinquième
persécution qui eut lieu en 177, sous Marc-Aurèle, nous dit que « c’est
alors qu’on vit pour la première fois des martyrs dans les Gaules, la religion
chrétienne ayant été embrassée tardivement au-delà des Alpes »[1].
Nous adversaires qui n’ont que
deux textes dans leur arsenal, celui-ci et celui de Grégoire de Tours, s’y
cramponnent d’autant plus, et font valoir la qualité des témoignages à défaut
de la quantité. De celui que nous venons de citer, ils concluent : 1°
qu’il n’y a point eu de martyrs dans les Gaules, avant ceux qu’immola à Lyon la
persécution de Marc-Aurèle ; 2° que le Christianisme ne pénétra chez nus
que peu de temps avant le règne des Antonins.
Sulpice Sévère, dans un court
abrégé d’histoire, où il résume en vingt lignes cent soixante-cinq années des
annales de l’Église, n’a dû se préoccuper que des faits généraux et a pu
négliger de parler des rares martyrs des deux premiers siècles, comme il a omis
plus tard de mentionner la destruction de la légion thébéenne. Rien n’empêche
de croire que, par le mot martyria, il ait entendu des massacres collectifs
et non des exécutions isolées, bien que nous devions loyalement reconnaître que
c’est dans ce dernier sens que cde même mot est employé parfois par l’auteur[2]. Mais nous préférons dire
que, dans ce chapitre, l’annaliste se contente de résumer Eusèbe qui, écrivant
en Orient, n’a pas eu connaissance des martyrs primitifs des Gaules et n’a eu
sous les yeux que des documents relatifs aux célèbres massacres de Lyon.
Sulpice Sévère a eu tort sans doute de ne point rectifier sur ce point l’auteur
qu’il analysait, mais il n’a pu voir là qu’un détail secondaire dans le rapide
coup-d’œil d’ensemble qu’il jetait sur les persécutions générales.
Mais, dira-t-on, l’historien ne
nous livre-t-il pas sa propre pensée, en ajoutant que la foi ne s’est
introduite que tardivement dans les Gaules ? Ici, on interprète abusivement
le texte que nous avons cité. Il y est dit que la religion chrétienne fut
embrassée (suscepta), et non point prêchée, fort tard dans les Gaules,
ce qui est tout différent. Nous ne sommes pas en contradiction avec l’évêque de
Bourges, quand nous disons que le Christianisme, importé dans les Gaules au Ier
siècle, n’y remporta que des succès partiels, que les persécutions arrêtèrent
si bien ses développements que les missionnaires du IIIe siècle et
du suivant trouvèrent presque partout le paganisme en vigueur, et que leurs
efforts auraient peut-être échoué de nouveau sans la conversion de Constantin.
Les légendes de saint Martin, de saint Amand, de saint Valery et de saint
Berchond, de saint Honoré et de bien d’autres nous prouvent que les croyances
païennes avaient encore de profondes racines du IVe au VIIe
siècle[3]. Il suffirait qu’il y eût
dans la Gaule des deux premiers siècles un certain nombre de chrétiens, pour
que les nombreux écrivains que nous avons cités dans le chapitre précédent aient
parlé de la prédication de l’Évangile dans nos contrées ; mais Sulpice
Sévère, se plaçant à un point de vue différent, et considérant la masse restée
païenne jusqu’au IVe siècle, a dit avec raison que la foi avait
triomphé tardivement dans les Gaules.
M. Paulin Pâris, dans sa nouvelle
édition de l’Histoire littéraire de la France (t. Ier,
p. 441), propose une autre interprétation, en croyant que le passage en
question a été obscurci par le mauvais placement d’une virgule : « J’irai
même », dit-il, « au-delà de MM. Darras, Arbellot, de Bausset, Roquefort, en proposant
de rapporter le serius de Sulpice aux persécutions qui auraient frappé
assez tard la Gaule déjà convertie au Christianisme. C’est ainsi, je le pense,
que l’eût entendu Dom Rivet lui-même, s’il n’eût pas écouté, dans la discussion
des faits de cet ordre, une passion regrettable. Chose singulière ! le
savant bénédictin veut que l’édit de Domitien, rendu en 94 contre les
philosophes, ait fait refluer aussi dans les Gaules les études philosophiques,
il n’admet pas que les nombreuses persécutions faites contre les chrétiens,
durant les deux premiers siècles, aient fait refluer dans les Gaules les
chrétiens chassés de Rome et leurs prédications évangéliques. »
À l’appui de cette
interprétation, nous ferons remarquer que parmi les évangélisateurs des Gaules,
que nous plaçons au premier siècle, il en est fort peu qui aient subi le
martyr ; presque tous sont honorés du culte des confesseurs pontifes.
Si nos contradicteurs ne veulent point
admettre ces explications, ils seront toujours obligés de convenir que Sulpice
Sévère et Grégoire de Tours émettent une opinion contraire à celle d’une foule
d’écrivains qui leur sont contemporains ou antérieurs, et que dès lors nous
avons le droit de n’en pas tenir compte. Et qu’on veuille bien se rappeler que,
parmi les témoignages que nous avons cités, il en est peu qui soient empruntés
à des légendes, parce que nous n’avons pas voulu nous exposer à une fin de
non-recevoir, basée sur les erreurs que peuvent contenir ces documents. Ile ne
faudrait pourtant point abuser de nos concessions, en exaltant l’infaillibilité
de Sulpice Sévère : car nous pourrions rappeler que ses assertions sont
loin d’être incontestables, comme lorsqu'il prétend que Néron, réalisation de
l’Antéchrist, était encore en vie au Ve siècle ; lorsqu’il nous dit que
Titus, en haine des juifs et des chrétiens, fit mettre le feu au temple de
Jérusalem ; lorsqu’il raconte que Trajan défendit de persécuter les
chrétiens, ce qui est formellement contraire à la teneur de sa lettre à Pline.
Aussi Mamachoi a-t-il porté ce sévère jugement : « Je crois peu à
Sulpice Sévère qui se trompe souvent et se montre peu habile en histoire[4]. »
Grégoire de Tours, auquel on peut
reprocher d’aussi nombreuses erreurs[5], sans que sa sincérité
soit mise en cause, a fourni à l’école de Launoy son principal argument.
« Du temps de Dèce », nous dit-il[6], « sept évêques
furent envoyés pour prêcher la foi dans les Gaules, comme l’atteste l’histoire
de la passion du martyr saint Saturnin. » Elle s’exprime en ces
termes : « Sous le consulat de Dèce et de Gratus, comme on s’en souvient,
par une tradition fidèle, la ville de Toulouse reçut son premier évêque, saint
Saturnin. » Voici donc les évêques qui furent envoyés :
« Gatien, à Tours ; Trophime, à Arles ; Paul, à Narbonne ;
Saturnin, à Toulouse ; Denis, à Paris ; Austremoine, chez les
Arvernes ; Martial, à Limoges. »
M. l’abbé Faillon (Mon. inéd.,
2, p. 370) a parfaitement expliqué la méprise de Grégoire de Tours. Nous
possédons les Actes de saint Saturnin, où il est dit qu’il vint à Toulouse sous
le consulat de Dèce (erreur que nous expliquerons plus tard), mais où il n’est
fait aucune mention de ses compagnons. D’un autre côté, nous connaissons les
Actes de saint Ursin qui énumèrent les sept évêques, parmi lesquels il place
saint Denis, en attribuant leur mission à saint Pierre. Grégoire de Tours,
sachant fort bien que saint Denis n’avait pas été envoyé par le Prince des
Apôtres, a reconnu là une faute chronologique ; en voulant la corriger, il
est tombé dans une bien plus grave erreur, et il a appliqué aux sept évêques
l’attribution du règne de Dèce qu’il avait trouvée dans les Actes de saint Saturnin.
Quand nos adversaires nous reprochent de nous « cramponner à des légendes
qu’ont rejetées nos savants les plus orthodoxes »[7], ils devraient bien se
rappeler que Grégoire de Tours n’a basé son opinion que sur une légende, et,
qui plus est, sur une légende dont nous démontrerons le peu de valeur.
L’évêque de Tours s’est donné
d’ailleurs de fréquents démentis. Il a inséré, dans son Histoire des Francs, la
lettre adressée par sept évêques à sainte Radegonde, où il est dit que
« dès la naissance de la religion catholique, on commença à respirer l’air
de la foi dans les Gaules » ; nous avons vu plus haut qu’il place au
premier siècle l’apostolat de saint Eutrope, de saint Ursin et de saint
Saturnin.
Que faut-il conclure de ces
contradictions ? que saint Grégoire de Tours, à une époque où manquaient
les moyens de communication pour s’enquérir des traditions locales, a pu rester
dans le doute sur la véritable date de l’évangélisation des Gaules ; sans
se prononcer sur ce point, il aura tantôt exprimé les traditions qui
parvenaient jusqu’à lui et tantôt accueilli l’opinion contraire consignée dans
une légende fautive qu’il avait sous les yeux. On s’expliquerait ainsi ses précautions
de citation[8] et
le vague de certains renseignements[9]. Ou bien encore, comme l’a
cru Tillemont, on pourrait en induire qu’il y a eu au VIe siècle dux
traditions contradictoires sur l’époque de l’introduction du Christianisme.
Mais nous ajouterons qu’il peut y avoir parité de valeurs entre deux
traditions, dont l’une n’a trouvé d’écho que dans Grégoire de Tours et
peut-être dans Sulpice Sévère, tandis que l’autre a été acceptée par un si rand
nombre d’écrivains contemporains ou antérieurs.
Nous ne voulons point prolonger
la discussion sur un texte qui a tant de fois été élucidé[10] ; nous nous
bornerons à rappeler qu’il est invraisemblable que sept évêques aient été
envoyés de Rome dans les Gaules, en 250, alors que sévissait le plus
énergiquement la persécution de Dèce, et que le clergé romain épouvanté
laissait vacat, pendant seize mois, le siège apostolique ; que l’autorité
de Grégoire de Tours est si peu sûre, que ses plus chauds partisans, tels que
Tillemont, Longueval, Denis de Sainte-Marthe, se sont trouvés obligés de le
délaisser sur divers points, notamment en plaçant saint Trophime au premier
siècle ; que le texte qu’on nous oppose est démenti, non-seulement par une
foule de traditions locales, mais par les historiens que nous avons
cités ; enfin, que, jusqu’au XVIIe siècle, l’opinion isolée de
saint Grégoire de Tours, bien qu’elle fût connue, est restée sans influence et
sans écho.
[1] Sub Aurello deinde, Antonini filio, persecutio
quinta agitata. Ac tum primum, intra Gallias, martyria visa, serius trans Alpes
Dei religione suscepta. Hist. Sacra, l. 2, c. 32. Patrol.
lat., 20, col. 147.
[2] Lib. 2, c. 47.
[3] À Rome même, l’idolâtrie
n’était pas détruite à la fin du IVe siècle, témoin la tentative d’une partie
du sénat, sous le règne de Théodose, pour la restauration officielle du culte
païen. Le polythéisme avait encore, à cette époque, une certaine vitalité,
comme le prouve le poëme anonyme, composé en 394, que M. Morel a publié dans la
Revue archéologique (juin et juillet 1868).
[4] Sulpitio non credam
erranti sæpe et minus perito historiarum. Orig. et antiq. christian.,
22, 270.
[5] C’est précisément dans le
chapitre qu’on invoque contre nous que se trouvent des erreurs de chronologie incontestées
relatives à saint Sixte, saint Laurent, saint Hippolyte, Valentin, Novatien,
etc., que M. Jehan de Saint-Clavien et M. l’abbé Rolland ont fort bien démontré
que Grégoire de Tours ne connaissait que fort imparfaitement l’histoire de ses
propres prédécesseurs. Sur la valeur historique de cet annaliste, voir dans les
Annales de Philosophie, février 1862, un article de M. Lecoy de la
Marche ; M. Kriès, de Vita et scriptis Gregorii ; un article
de M. Ch. Salmon dans la Revue de l’Art chrétien, septembre et novembre
18969.
[6] Hujus tempore, septem viri
episcopi ordinati ad prædicandum in Gallias missi sunt, sicut historia
passionis sancti martyris Saturnini denarrat. Ait enim : « Sub Decio
et Grato consulibus, sicut fideli recordatione retinetur, primum ac summum
Tolosana civitas sanctum Saturninum habere cœperat sacerdotem. » Hi ergo
missi sunt : Turonicis, Gratianus episcopus ; Arelatensibus,
Trophimus episcopus ; Narbonæ, Paulus episcopus ; Tolosæ, Saturninus
episcopus ; Parisiis, Dionysius episcopus ; Arvernis, Stremonius
episcopus ; Lemovicis, Martialis est destinatus episcopus » (Hist.
Franc., t. 1, c. 25).
[7] Maury, Rapport à
l’Institut sur le concours de 1862.
[8] Ut fertur – fama ferente.
[9] Ainsi, pour saint
Austremoine, il se contente de nous dire qu’il fut envoyé par les évêques
(Glor. Conf., c. 30).
[10] Voyez spécialement les ouvrages
déjà cités de Maceda, Ouvrard, Faillon, Arbellot, Salmon, Darras, Gordière,
Freppel, etc.
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