La christianisation de la Gaule au Ier siècle (7)
§ II. – Objections tirées de
certaines données historiques
M. Tailliar (p. 123), pour
expliquer comment la Gaule ne fut évangélisée que sous le pontificat de saint
Fabien 236-250), partage la papauté primitive en trois phases : la phase
Juive, qui comprendrait les cinq premiers papes ; la phase grecque
(109-192) et la phase latine. La première ne se serait nullement occupée des
Gaules ; la seconde aurait fondé les sièges gallo-grecs des bords du
Rhône ; à la troisième serait due l’érection des sept premières Églises
gallo-latines, au midi, à l’est et au nord de la France. Quand bien même cette
classification ne serait pas complètement arbitraire[1], nous pourrions toujours
dire qu’elle ne prouve absolument rien. Les successeurs des Apôtres, quelle que
fût leur nationalité, n’en héritaient pas moins de leurs droits et de leurs
devoirs, et ils ne pouvaient oublier que c’est à eux, comme au Collège
apostolique, que le divin Sauveur avait intimé cet Ordre : Docete omnes
gentes.
Notre savant collègue insiste
beaucoup sur un autre argument qui lui paraît décisif : « L’état
social au milieu duquel vivent ces Saints », nous dit-il (p. 197),
« l’administration romaine organisée de leur temps, les institutions
judiciaires alors en vigueur, les lois qui leur sont appliquées son du IIIe
et non du Ier siècle. » Sur quoi s’appuie-t-on pour produire
une affirmation si positive ? sur quelques détails de légendes écrites du
Ve au Xe siècle. Est-ce que leurs auteurs, peu versés
dans la science de l’antiquité, ne se souciant guère de faire de la couleur
locale, n’ont pas dû souvent confondre les temps et les lieux, donner aux
localités les noms qu’elles portaient de leur temps ; et rajeunir les
mœurs et les institutions dont ils avaient à parler ? Nous irons plus loin
que M. Tailliar, et nous dirons que certains détails historiques de ces légendes
ont une physionomie toute mérovingienne. On n’en conclura pas assurément que
les Saints dont elles racontent la vie n’ont vécu qu’au VIe ou VIIe
siècle, mais que leurs biographes ont agi souvent comme ces peintres du XVIe
siècle, qui donnaient aux Apôtres l’allure et les costumes des cours de
François Ier ou de Charles-Quint.
C’est précisément l’état de la Gaule
au Ier siècle qui nous démontre l’invraisemblance de l’oubli qu’en
auraient fait les missionnaires chrétiens. C’est de l’an 58 à l’an 52, avant
Jésus-Christ, que César soumit notre pays à la puissance romaine ; c’est
Auguste qui fit ouvrir les quatre voies qui, partant de Lyon, coupaient en
quatre parties le territoire conquis. Les commerçants, comme nous l’apprend
Strabon, s’étaient empressés d’établir des relations d’échange entre Rome et la
partie la plus occidentale de la Celtique ; de nombreuses familles
italiennes étaient venues se fixer dans nos provinces, pour y exploiter les
terres qu’on leur donnait ou qu’ils achetaient à bas prix. Et il faudrait
admettre que, parmi tous ces négociants et ces colons, il n’y a pas eu de ces
chrétiens qui remplissaient pourtant déjà la capitale du peuple-roi, ou que,
s’il y en a eu, ils n’ont pas cherché à propager leur doctrine, à attirer ces
missionnaires qui n’auraient eu de zèle à dépenser que pour l’Afrique et l’Asie !
Et cet état de choses aurait duré deux siècles et demi ! Et la Gaule,
cette province qui vivait de la vie de Rome, aurait encore ignoré le grand
événement qui agitait la société romaine, à l’époque même où Tertullien disait
aux magistrats de l’empire : « Nous remplissons tout ce qui est à
vous, vos villes, vos îles, vos forteresses, vos colonies, vos bourgades, vos
assemblées, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le
forum ; nous ne vous laissons que vos temples ! »
Si, des temps gallo-romains, nos
adversaires portent les yeux sur le moyen âge, ils y trouvent in autre genre
d’argument. Ne pouvant nier les affirmations des légendes sur l’origine
apostolique de nombreuses Églises des Gaules, ils expliquent ces assertions par
de prétendues rivalités de sièges épiscopaux et de monastères. Tous les
monuments historiques que nous invoquons ne sont, d’après M. Tailliar, que
« des plaidoyers en faveur de telle ou telle Église et décident dans leur
propre cause ». Cette généralisation n’est nullement motivée : nous
ne voyons, au moyen âge, que trois grands procès sur la matière qui nous
occupe : ils sont relatifs à saint Trophime, à saint Martial, et à saint
Denis, et ne justifient nullement les conclusions de M. Tailliar. Si l’Église
de Vienne a contesté à celle d'Arles sa suprématie, elle n’a jamais nié que
saint Trophime fût un disciple des Apôtres. En ce qui concerne saint Martial,
la discussion roula, non point sur la date de sa mission, mais sur son titre
d’apôtre. Pour saint Denis, on ne met pas en doute d’époque de son apostolat,
mais son identité avec l’aréopagite[2].
Si les traditions en faveur du
premier siècle étaient le fruit d’amours-propres locaux, comment
n’auraient-elles pas été énergiquement démenties par les Églises rivales ?
Comment des sièges importants, comme Lyon, Bordeaux, Cambrai, n’auraient-ils
pas ambitionné la gloire d’une antiquité reculée que s’arrogeaient des Églises
bien inférieures, comme Apt, Séez et Béziers ? Comment ces traditions
auraient-elles été adoptées par les autres diocèses et soutenues par des savants
étrangers, tels ceux d’Italie, qui n’avaient à défendre aucun esprit de
clocher ? « Singulier contraste », s’écriait le Journal de
Trévoux en 1725[3], « qui
s’accorde avec la jalousie réciproque des peuples sur tout de qui les
distingue ! Ce sont les étrangers qui persistent à reculer jusqu'aux temps
apostoliques la mission de os premiers évêques, pendant que nous renonçons dédaigneusement
à l’antiquité de cette origine, pour nous en donner une plus récente
Insisterait-on en disant que les
Églises, comme les villes, ont toujours eu une tendance à vieillir leur
berceau, et qu’on s’explique les prétentions des sièges épiscopaux, en voyant
celles de certaines cités qui ont jadis réclamé pour fondateur, soit un prince
aventurier, exile de Rome, soit quelque héros échappé d’Ilion ! Nous
répondrons que ces imaginations romanesques ne datent ni des temps mérovingiens,
ni du moyen âge. C'est seulement aux XVe et XVIe siècles
qu’on voulut rattacher l’histoire des Gaules à celle de l’antique Troie at
parfois même à Noé et à ses enfants. Ce fut le dominicain Annus de Viterbe qui
donna, le premier, en 1498, la série des prétendus rois primitifs des Gaules,
qu’il attribua à Bérose. D’autres écrivains brodèrent bientôt sur ce thème des fictions
aventureuses, et l’on inventa des biographies détaillées des vingt-quatre
souverain qui se seraient succédé dans les Gaules, depuis le déluge jusqu’à la
guerre de Troie. On voit qu’aucune assimilation ne saurait être établie entre
les rêveries du XVIe sicle et les traditions religieuses dont
l’origine remonte à la naissance du Christianisme.
§ III. – Objections tirées de la
philologie.
On s’est demandé dans quelle
langue auraient prêché les missionnaires du premier siècle. en celtique ?
ils ne le connaissaient pas ; en latin ? les auditeurs n’auraient point
compris. « Si ces prédications retentissent à la fin du troisième
siècle », dit M. Dufour, « les difficultés doivent être de beaucoup
moins grandes ; le peuple celtique est entièrement romanisé »[4]. Nous croyons que les
difficultés sont restées à peu près les mêmes ; dès le premier siècle,
comme au troisième, on parlait latin dans les villes peuplées de colons
romains ; au troisième siècle, comme au premier, la plupart des campagnes
avaient encore conservé leur idiome primitif. Aux deux époques, les
missionnaires romains se trouvaient donc en face de deux langues bien diverses,
et nous savons qu'ils ont prêché dans les petites bourgades, aussi bien que
dans les grandes cités. Avaient-ils reçu, comme les Apôtres, le don des
langues ? Apprirent-ils la langue du pays, comme font aujourd’hui ceux de
nos missionnaires qui évangélisent la Chine ou la Tartarie ? Nous n’en
savons rien, et la solution de cette question n’apporterait aucun jour sur
l’époque où la foi s’introduisit dans nos contrées.
Il est une question que nos
contradicteurs voudraient détourner de son sens réel, pour nous ôter un point
d’appui : c’est celle de disciple des Apôtres, disciple de saint Pierre.
« N’est-ce pas prendre trop à la lettre », dit M. Dufour (p. 14),
« une expression figurée, qui est même entrée dans notre langue ? Et
à qui ferait-on croire que qualifier aujourd’hui un médecin de disciple
d’Hippocrate, cela voudrait dire qu’il aura été formé par le savant grec, dans
l’art de guérir ? » S’il s’agissait d’une locution honorifique, on aurait
déligné nos missionnaires sous le nom de disciples de Jésus-Christ et non point
de disciples des Apôtres, puisqu’ils enseignaient la religion du Sauveur ;
s’il s’agissait d’une expression figurée, pourquoi ne la voyons-nous pas
appliquée aux missionnaires des IVe et Ve siècles, qui y auraient
eu les mêmes droits. Il suffit d’être quelque peu familier avec le langage des
Pères et des Martyrologes, pour coir que cette qualification doit toujours être
prise dans son sens littéral, parfaitement déterminé d’ailleurs par les textes nombreux
où il est dit que saint Pierre ou saint Clément envoya tels ou tels de ses
disciples dans les Gaules.
[1] Dans la prétendue phase
juive de M. Tailliar, composée de cinq papes, se trouvent : saint Lin,
italien d’origine, né à Volterra ; saint Clément Ier, né à
Rome. Saint Clet, omis dans cette nomenclature, naquit à Tome. Ainsi donc, sur
six papes, en voilà trois latins. Nous pourrions ajouter que saint Évariste
naquit en Grèce d’un père juif, de la cité de Bethléem, tandis que M. Tailliar
le fait naître à Bethléem (p. 116). Sur les huit papes de la prétendue phase
grecque, nous n’en croyons que trois qui soient d’origine grecque. Saint
Alexandre Ier et saint Sixte Ier naquirent à Rome ;
saint Pie Ier, en Italie ; saint Ancet, en Syrie ; saint
Soter, à Fondi, en Campanie. La phase latine aurait été inaugurée par saint
Victor, qui naquit en Afrique, et dont M. Tailliar fait commencer le pontificat
en l’an 192, tandis que les meilleurs criques reportent son règne à l’an 185.
[2] Voir l’excellent ouvrage
de M. l’abbé Darras, Saint Denis l’aréopagite, premier évêque de Paris. On y
trouvera une réfutation inattaquable de l’opinion qui accuse Hilduin (IXe
siècle) d’avoir inventé l’identité de saint Demis, évêque de Paris, avec saint Denis
l’aréopagite. L’auteur a ajouté de savants arguments à ceux qu’avaient déjà
produits, en faveur du Ier sicle, Mabillon, Pagi, Noël Alexandre, Roncaglia,
Chiffet, Halloix, etc.
[3] Numéro de janvier, p. 93.
[4] L’apostolat de saint
Firmin, p. 9.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire