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samedi 8 novembre 2025

La christianisation de la Gaule au Ier siècle (7)

§ II. – Objections tirées de certaines données historiques

 

M. Tailliar (p. 123), pour expliquer comment la Gaule ne fut évangélisée que sous le pontificat de saint Fabien 236-250), partage la papauté primitive en trois phases : la phase Juive, qui comprendrait les cinq premiers papes ; la phase grecque (109-192) et la phase latine. La première ne se serait nullement occupée des Gaules ; la seconde aurait fondé les sièges gallo-grecs des bords du Rhône ; à la troisième serait due l’érection des sept premières Églises gallo-latines, au midi, à l’est et au nord de la France. Quand bien même cette classification ne serait pas complètement arbitraire[1], nous pourrions toujours dire qu’elle ne prouve absolument rien. Les successeurs des Apôtres, quelle que fût leur nationalité, n’en héritaient pas moins de leurs droits et de leurs devoirs, et ils ne pouvaient oublier que c’est à eux, comme au Collège apostolique, que le divin Sauveur avait intimé cet Ordre : Docete omnes gentes.

Notre savant collègue insiste beaucoup sur un autre argument qui lui paraît décisif : « L’état social au milieu duquel vivent ces Saints », nous dit-il (p. 197), « l’administration romaine organisée de leur temps, les institutions judiciaires alors en vigueur, les lois qui leur sont appliquées son du IIIe et non du Ier siècle. » Sur quoi s’appuie-t-on pour produire une affirmation si positive ? sur quelques détails de légendes écrites du Ve au Xe siècle. Est-ce que leurs auteurs, peu versés dans la science de l’antiquité, ne se souciant guère de faire de la couleur locale, n’ont pas dû souvent confondre les temps et les lieux, donner aux localités les noms qu’elles portaient de leur temps ; et rajeunir les mœurs et les institutions dont ils avaient à parler ? Nous irons plus loin que M. Tailliar, et nous dirons que certains détails historiques de ces légendes ont une physionomie toute mérovingienne. On n’en conclura pas assurément que les Saints dont elles racontent la vie n’ont vécu qu’au VIe ou VIIe siècle, mais que leurs biographes ont agi souvent comme ces peintres du XVIe siècle, qui donnaient aux Apôtres l’allure et les costumes des cours de François Ier ou de Charles-Quint.

C’est précisément l’état de la Gaule au Ier siècle qui nous démontre l’invraisemblance de l’oubli qu’en auraient fait les missionnaires chrétiens. C’est de l’an 58 à l’an 52, avant Jésus-Christ, que César soumit notre pays à la puissance romaine ; c’est Auguste qui fit ouvrir les quatre voies qui, partant de Lyon, coupaient en quatre parties le territoire conquis. Les commerçants, comme nous l’apprend Strabon, s’étaient empressés d’établir des relations d’échange entre Rome et la partie la plus occidentale de la Celtique ; de nombreuses familles italiennes étaient venues se fixer dans nos provinces, pour y exploiter les terres qu’on leur donnait ou qu’ils achetaient à bas prix. Et il faudrait admettre que, parmi tous ces négociants et ces colons, il n’y a pas eu de ces chrétiens qui remplissaient pourtant déjà la capitale du peuple-roi, ou que, s’il y en a eu, ils n’ont pas cherché à propager leur doctrine, à attirer ces missionnaires qui n’auraient eu de zèle à dépenser que pour l’Afrique et l’Asie ! Et cet état de choses aurait duré deux siècles et demi ! Et la Gaule, cette province qui vivait de la vie de Rome, aurait encore ignoré le grand événement qui agitait la société romaine, à l’époque même où Tertullien disait aux magistrats de l’empire : « Nous remplissons tout ce qui est à vous, vos villes, vos îles, vos forteresses, vos colonies, vos bourgades, vos assemblées, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples ! »

Si, des temps gallo-romains, nos adversaires portent les yeux sur le moyen âge, ils y trouvent in autre genre d’argument. Ne pouvant nier les affirmations des légendes sur l’origine apostolique de nombreuses Églises des Gaules, ils expliquent ces assertions par de prétendues rivalités de sièges épiscopaux et de monastères. Tous les monuments historiques que nous invoquons ne sont, d’après M. Tailliar, que « des plaidoyers en faveur de telle ou telle Église et décident dans leur propre cause ». Cette généralisation n’est nullement motivée : nous ne voyons, au moyen âge, que trois grands procès sur la matière qui nous occupe : ils sont relatifs à saint Trophime, à saint Martial, et à saint Denis, et ne justifient nullement les conclusions de M. Tailliar. Si l’Église de Vienne a contesté à celle d'Arles sa suprématie, elle n’a jamais nié que saint Trophime fût un disciple des Apôtres. En ce qui concerne saint Martial, la discussion roula, non point sur la date de sa mission, mais sur son titre d’apôtre. Pour saint Denis, on ne met pas en doute d’époque de son apostolat, mais son identité avec l’aréopagite[2].

Si les traditions en faveur du premier siècle étaient le fruit d’amours-propres locaux, comment n’auraient-elles pas été énergiquement démenties par les Églises rivales ? Comment des sièges importants, comme Lyon, Bordeaux, Cambrai, n’auraient-ils pas ambitionné la gloire d’une antiquité reculée que s’arrogeaient des Églises bien inférieures, comme Apt, Séez et Béziers ? Comment ces traditions auraient-elles été adoptées par les autres diocèses et soutenues par des savants étrangers, tels ceux d’Italie, qui n’avaient à défendre aucun esprit de clocher ? « Singulier contraste », s’écriait le Journal de Trévoux en 1725[3], « qui s’accorde avec la jalousie réciproque des peuples sur tout de qui les distingue ! Ce sont les étrangers qui persistent à reculer jusqu'aux temps apostoliques la mission de os premiers évêques, pendant que nous renonçons dédaigneusement à l’antiquité de cette origine, pour nous en donner une plus récente

Insisterait-on en disant que les Églises, comme les villes, ont toujours eu une tendance à vieillir leur berceau, et qu’on s’explique les prétentions des sièges épiscopaux, en voyant celles de certaines cités qui ont jadis réclamé pour fondateur, soit un prince aventurier, exile de Rome, soit quelque héros échappé d’Ilion ! Nous répondrons que ces imaginations romanesques ne datent ni des temps mérovingiens, ni du moyen âge. C'est seulement aux XVe et XVIe siècles qu’on voulut rattacher l’histoire des Gaules à celle de l’antique Troie at parfois même à Noé et à ses enfants. Ce fut le dominicain Annus de Viterbe qui donna, le premier, en 1498, la série des prétendus rois primitifs des Gaules, qu’il attribua à Bérose. D’autres écrivains brodèrent bientôt sur ce thème des fictions aventureuses, et l’on inventa des biographies détaillées des vingt-quatre souverain qui se seraient succédé dans les Gaules, depuis le déluge jusqu’à la guerre de Troie. On voit qu’aucune assimilation ne saurait être établie entre les rêveries du XVIe sicle et les traditions religieuses dont l’origine remonte à la naissance du Christianisme.

 

§ III. – Objections tirées de la philologie.

 

On s’est demandé dans quelle langue auraient prêché les missionnaires du premier siècle. en celtique ? ils ne le connaissaient pas ; en latin ? les auditeurs n’auraient point compris. « Si ces prédications retentissent à la fin du troisième siècle », dit M. Dufour, « les difficultés doivent être de beaucoup moins grandes ; le peuple celtique est entièrement romanisé »[4]. Nous croyons que les difficultés sont restées à peu près les mêmes ; dès le premier siècle, comme au troisième, on parlait latin dans les villes peuplées de colons romains ; au troisième siècle, comme au premier, la plupart des campagnes avaient encore conservé leur idiome primitif. Aux deux époques, les missionnaires romains se trouvaient donc en face de deux langues bien diverses, et nous savons qu'ils ont prêché dans les petites bourgades, aussi bien que dans les grandes cités. Avaient-ils reçu, comme les Apôtres, le don des langues ? Apprirent-ils la langue du pays, comme font aujourd’hui ceux de nos missionnaires qui évangélisent la Chine ou la Tartarie ? Nous n’en savons rien, et la solution de cette question n’apporterait aucun jour sur l’époque où la foi s’introduisit dans nos contrées.

Il est une question que nos contradicteurs voudraient détourner de son sens réel, pour nous ôter un point d’appui : c’est celle de disciple des Apôtres, disciple de saint Pierre. « N’est-ce pas prendre trop à la lettre », dit M. Dufour (p. 14), « une expression figurée, qui est même entrée dans notre langue ? Et à qui ferait-on croire que qualifier aujourd’hui un médecin de disciple d’Hippocrate, cela voudrait dire qu’il aura été formé par le savant grec, dans l’art de guérir ? » S’il s’agissait d’une locution honorifique, on aurait déligné nos missionnaires sous le nom de disciples de Jésus-Christ et non point de disciples des Apôtres, puisqu’ils enseignaient la religion du Sauveur ; s’il s’agissait d’une expression figurée, pourquoi ne la voyons-nous pas appliquée aux missionnaires des IVe et Ve siècles, qui y auraient eu les mêmes droits. Il suffit d’être quelque peu familier avec le langage des Pères et des Martyrologes, pour coir que cette qualification doit toujours être prise dans son sens littéral, parfaitement déterminé d’ailleurs par les textes nombreux où il est dit que saint Pierre ou saint Clément envoya tels ou tels de ses disciples dans les Gaules.



[1] Dans la prétendue phase juive de M. Tailliar, composée de cinq papes, se trouvent : saint Lin, italien d’origine, né à Volterra ; saint Clément Ier, né à Rome. Saint Clet, omis dans cette nomenclature, naquit à Tome. Ainsi donc, sur six papes, en voilà trois latins. Nous pourrions ajouter que saint Évariste naquit en Grèce d’un père juif, de la cité de Bethléem, tandis que M. Tailliar le fait naître à Bethléem (p. 116). Sur les huit papes de la prétendue phase grecque, nous n’en croyons que trois qui soient d’origine grecque. Saint Alexandre Ier et saint Sixte Ier naquirent à Rome ; saint Pie Ier, en Italie ; saint Ancet, en Syrie ; saint Soter, à Fondi, en Campanie. La phase latine aurait été inaugurée par saint Victor, qui naquit en Afrique, et dont M. Tailliar fait commencer le pontificat en l’an 192, tandis que les meilleurs criques reportent son règne à l’an 185.

[2] Voir l’excellent ouvrage de M. l’abbé Darras, Saint Denis l’aréopagite, premier évêque de Paris. On y trouvera une réfutation inattaquable de l’opinion qui accuse Hilduin (IXe siècle) d’avoir inventé l’identité de saint Demis, évêque de Paris, avec saint Denis l’aréopagite. L’auteur a ajouté de savants arguments à ceux qu’avaient déjà produits, en faveur du Ier sicle, Mabillon, Pagi, Noël Alexandre, Roncaglia, Chiffet, Halloix, etc.

[3] Numéro de janvier, p. 93.

[4] L’apostolat de saint Firmin, p. 9.


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