La christianisation de la Gaule au Ier siècle (3)
III. – Preuves indirectes de
l’introduction du christianisme dans les Gaules, avant le IIIe
siècle
Nous voulons grouper dans ce
chapitre les principales preuves de l’évangélisation de l’Espagne et de
l’Angleterre avant le IIIe siècle, époque que nos adversaires
assignent à la prédication des Gales. S’il est avéré que l’Ibérie et la
Grande-Bretagne ont reçu des missionnaires aux deux premiers siècles, il faudra
bien admettre qu’ils ont suivi, les uns, la voie Aurélienne, qui conduisait de
Rome à Cadix, en longeant les côtes maritimes de la Gaule méridionale ;
les autres, la voie militaire qui, partant de Rome, aboutissait à Gessoriacum
(Boulogne), d’où l’on s’embarquait pour les îles Britanniques. Or, tous les
monuments historiques démontrent que l’usage invariable des premiers
prédicateurs était de semer la parole divine partout où ils passaient : donc
ils n’ont pas pu traverser une grande partie des Gaules sans l’évangéliser, et
il serait tout à fait illogique de supposer que le zèle des Apôtres et de leurs
disciples se fût porté uniquement sur des points extrêmes, en négligeant
complètement les parties intermédiaires.
La tradition espagnole ne
s’appuie pas uniquement sur ces légendes dont nos adversaires déclinent
l’autorité. il résulte de la lettre que saint Cyprien adressa au clergé
d’Espagne, au sujet de Basilide et de Martial,[1] que cette péninsule avait,
dès cette époque, des évêchés constitués, des cimetières spéciaux pour les
chrétiens, des réunions conciliaires, en un mot, tout ce qui dénote une
très-ancienne organisation religieuse. Dès le IIe siècle, Tertullien
affirmait que toutes les contrées de l’Espagne étaient soumises à Jésus-Christ.[2] Didyme d’Alexandrie[3], saint Jérôme[4], Théodoret[5], saint Isidore de Séville[6] nous disent tous qu’elles
ont été évangélisées par les Apôtres.
On a découvert, dans les ruines
de Marcussia (province de Burgos),une inscription qui félicite Néron d’avoir
purgé la province des voleurs et de ceux qui prêchaient au genre humain une
superstition nouvelle, ce qu’il faut entendre par le Christianisme, que Tacite[7] et Suétone[8] désignaient sous le même
nom :
NERONI
CL(audio)
CAES(ari)
AVG(usto) PONT(ificii) MAX(imo)
OB
PROVIN(ciam) LATRONIB(us)
ET
JIS QVI NOVAM
GENERI
HVM(ano)
SVPERSTITIONEM
INCVLCAB(ant)
PVURGATAM[9].
Nous savons bien que quelques
savants ont considéré cette inscription comme apocryphe ; mais, son
authenticité a été revendiquée par d’autres érudits, et spécialement par Ernest
Walch, professeur à l’Université d’Iéna, qui a composé deux dissertations sur
ce précieux monument[10].
L’Espagne honore d’un culte
spécial un certain nombre de Saints qui l’ont évangélisée au premier siècle[11] ; pour ne point nous
attarder dans de trop longs détails, nous ne voulons parler que du voyage de
saint Paul ; l’apôtre des Gentils écrit de Corinthe aux Romains :
« Lorsque je ferai le voyage d’Espagne, j’espère vous voir en passant,
afin qu’après avoir joui quelque peu de votre présence, vous me conduisiez dans
cette contrée-là[12]. »
M. Tailliar nous dit à ce sujet (page 7) : « Quant à saint Paul, il
paraît avoir eu l’intention de se rendre en Espagne. Mais rien n’indique qu’il
ait réalisé ce projet. Ses prédications s’étendirent depuis Jérusalem jusqu’à
L’Illyrie, mais n’allèrent point au-delà. » Si les Livres saints ne nous
parlent point de la réalisation du projet bien accentué de l’Apôtre, elle nous
est attestée par tant d’écrivains des premiers siècles qu’on ne saurait la
mettre en doute. La tactique de nos adversaires consiste souvent à nier, de
parti pris, l’authenticité des textes qui les gênent ; mais ils ne
pousseront pont assurément la témérité jusqu’à rejeter en bloc les témoignages
de saint Clément[13],
de saint Athanase[14], de saint Cyrille de
Jérusalem[15],
de saint Épiphane[16], de saint Jean
Chrysostome,[17]
de Théodoret[18],
de saint Jérôme[19],
de saint Grégoire le Grand[20], etc.
Ainsi donc, les renseignements
des principaux Pères de l’Église sont en harmonie avec nos légendes, aussi bien
qu’avec les traditions locales qui signalent la présence de saint Paul à Arles
et à Narbonne, et on devra nous expliquer comment l’Apôtre aurait été atteint
de mutisme en traversant la Gaule méridionale, et comment il aurait dédaigné
d’y laisser quelques-uns de ses compagnons[21].
Nous ferons la même observation
pour le missionnaires qui traversèrent diagonalement la Gaule pour se rendre en
Angleterre. Laissons de côté, si l’on veut, l’identité de Claudia Ruffina,
fille d’un roi breton, avec la femme chrétienne du sénateur Pudens, ainsi que
les légendes qui concernent saint Joseph d’Arimathie, l’apôtre saint Simon,
saint Polycarpe, Aristobule, etc., et continuons à n’appeler à notre aide que
les Pères de l’Église et les historiens des premiers siècles.
Pomponia Græcina, femme du
proconsul Aulus Plautius, le premier qui, sous l’empire de Claude, fit en
Angleterre des conquêtes durables, « fit accusée », dit Tacite,
« d’avoir embrassé une superstition bizarre et étrangère » »,
c'est-à-dire la religion chrétienne[22].
Le vénérable Bède nous apprend
que, vers le milieu du second siècle, Lucius, roi des Bretons, écrivit au pape
Eleuthère pour solliciter des missionnaires, que c’est ainsi que l’Angleterre
fut convertie à la foi, et qu’elle en goûta les bienfaits en toute quiétude
jusqu’au règne de Dioclétien[23]. Ne nous étonnons donc
pas que Tertullien[24] et saint Gildas[25] nous parlent de cette
conversion précoce de la Bretagne, qui avait été ébauchée antérieurement par
les disciples des Apôtres, d’après les témoignages de Théodoret, de saint
Hilaire[26], d’Origène[27] et d’Eusèbe de Césarée[28].
Si nous avons pu conclure, des
textes généraux réunis dans le chapitre précédent, que la Gaule a dû être
évangélisée dès le premier siècle, nous sommes maintenant bien plus en droit
d’affirmer notre opinion, et nous pouvons dire qu’en face de l’Angleterre et de
l’Espagne, visitées pendant les deux premiers siècles par les ouvriers
apostoliques, le délaissement de la Gaule serait un fait inadmissible, et que
le système de nos contradicteurs est marqué du cachet de la plus complète
invraisemblance.
[1] Baluze établit l’authenticité
de cet écrit qu’avait niée Launoy.
[2] Hispaniarum omnes termini…
Christo subditi.
[3] Ad diversas provincias perexisse (Apostolos), ut
alius ad Indos, alius ad Hispanias, aliud ad Illyricus, aliis ad Græciam
pergeret (In cap. xxxiv Isaiae.).
[4] Qui (Apostoli) de
Hierusalem usque ad Illyricum et Hispanias evangelium prædicaverunt, captentes
in brevi tempore ipsam quoque romanæ urbis potentiam (In caput xlii Isaiae.).
[5] Exposit. II epist. ad
Timoth.
[6] De Vita atque obitu
sanctorum.
[7] Exitiabilem superstitionem
(Annal., xv, c. 44).
[8] Superstitiones novam et
maleficam (In Nerone, c. xvi).
[9] Cette inscription est
reproduite dans Gruter, p. 238 ; Baronius, ad ann. 69, n° 46 ;
Maceda, p. 101 ; les Bollandistes, 17 oct., p. 23, etc.
[10] Marmor Hispaniæ
effosum. – Persecutionis christianorum Nerinianæ in Hispania ex antiquis
monumentis probanda uberior explanatio.
[11] Saint Marcel et saint
Rufus, fondateurs des églises de Tolède et de Tortosa ; saint Saturnin,
évêque de Toulouse, etc. Nous lisons au 15 mai dans le Martyrologe romain :
« In Hispania, SS. Torquati, Ctesiphontis, Secundi, Indaletii, Cæcilii,
Hesychii et Euphrasii, qui Romæ a sanctis Apostolis episcopi ordinati et ad
prædicandum verbum Dei in Hispanias directi sunt ; cumque variis urbibus
evangelizasent et innumeras multitudines Christi fidei subjugassent, in ea
provincia diversis locis quieverunt.
[12] Quum in Hispaniam
proficisci cœpero, spero quod præteriens videam vos, et a vobis deducar illuc,
vobis primum ex parte fruitus fuero (Epist. ad Rom., xv, 24). Plus loin
(verset 28), il ajoute : Per vos proficiscar in Hispaniam.
[13] Epist. ad Corinth.
[14] Studio fuit sancto viro
(Paulo) ad Illyricum illud (evangelium) prædicare ; neque segnescere, neque
emittere, quia Romam iret, et in Hispaniam ascenderet (Epist. Ad Drucontium.).
[15] Effusus est super faciem
universæ Ecclesiæ ut praedicaret evangelium de Hieroslymis usque ad Illyricum
et ædificaret non super alienum fundamentum, ubi jam fuerat prædicatuum, sed
usque ad Hispanias tenderet et a mari rubro, imo ab oceano usque ad oceanum
tenderet (In caput V Amos).
[16] Hæres. xxvii.
[17] Videas eum (Paulum) ab
Hierosolymis usque Hispanias currentem : nam cum Romæ biennium exegisset
in vinculis, tandem dimissus est, deinde in Hispaniam profectus (Homel.
lxxvi in Matth.). Voir aussi Præf. in epist. ad Hebraeos.
[18] In Psalm. cxvi.
[19] In Isaia, c. 2.
[20] Ecce Paulus, cum nunc Judæam,
nunc Corinthum, nunc Ephesium, nunc Romam, nunc Hispaniam pateret… qui se aliud
quam esse aquilam demonstrabat ? (In Job l. xxxi). Voyez aussi ib.
III Moral., c. xxii.
[21] Sur le voyage de saint
Paul en Espagne, voyez un article de M. Laou dans la Revue des Sciences
ecclésiastiques, t. IV, p. 47, et un travail de M. Bonnetty dans les Annales
de philosophie chrétienne, Ve série, t. V, p. 275.
[22] C’est l’avis unanime de
tous ceux qui se sont occupés de Pompona Græcina, entre autres de Juste Lipse,
Ernesti, Baronius, Tillemont, M. l’abbé Greppo, M. de Champagny, M. de Rossi,
Dom Guéranger, etc.
[23] « Anno ab Incarnatione
Domini 156, Marcus Antonius Verus regnum cum Aurelio Commodo fratre accepit.
Quorum temporibus, cum Euletherius vir sanctus Pontificatui romanæ Ecclesiæ præesset,
misit ad eum Lucius, Britannorum rex, epistolas, obsecrans ut per ejus mandatum
christianus efficeretur, et mox effectum piæ postulationis consecutus
est : susceptamque fidem Britanni usque in tempore Diocletiani principis
inviolatam integramque quieta pace servabant » (Hist. Angl., l. 1, c. 4).
Il y a dans ce texte quelques confusions de noms et de dates, qui ne portent
d’ailleurs aucun préjudice à notre thèse. Marc-Aurèle ne prit Lucius Commodus
Verus pour collègue qu’en 161. Marc-Aurèle était père et non pas frère de
Commode.
[24] Britannorum inaccessa
Romanis loca Christi vero subdita fuisse (Ad Scapul., c. VII).
[25] Interea glaciali frigore rigente insula… Verus
ille sol, universo orbi præfulgidum sui coruscum extendens, tempore, ut scimus,
summo Tiberii Cæsaris, radios suos primum indulget, id est sua præcepta,
Christus. Quæ licet ab incolis rapide suscepta sunt, apud quosdam tamen
integre, et alios minus, usque ad persecutionem Diocletiani (De Excidio
Britanniæ).
[26] Texte cité plus haut, à
la note 55.
[27] Homel. VI in Lucam
et Homel. IV in Ezech.
[28] Alios perro trans oceanum evasisse ad eas insulas
quæ Britannica vocantur (Demonstr. Evang., l. III, c. 5).
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