La christianisation de la Gaule au Ier siècle (8)
§ V. – Objections tirées de la
vraisemblance historique.
Il n’est point vraisemblable,
a-t-on dit ; que saint Pierre et saint Clément aient envoyé des
missionnaires dans des villes aussi peu importantes que l’étaient alors Lutèce,
Limoges, Lodève, Saintes, Périgueux, et qu’ils aient oublié d’autres cités bien
plus considérables, où tout le monde convient que des sièges épiscopaux ne
furent constitués qu’au IIIe ou au IVe siècle. sans essayer
d’établir ici une comparaison sur l’importance relative des cités en Gaule, étude
pour laquelle les renseignements feraient souvent défaut, nus irons qu’il n’est
nullement démontré que saint Pierre et saint Clément aient spécialement désigné
telle ou telle vile aux disciples qu’ils envoyaient dans les Gaules. Nous
croyons que presque tous furent des évêques régionnaires ; après de
nombreuses courses apostoliques, ils s’arrêtèrent là où les fixa leur
inspiration personnelle, ou plutôt l’influence de la grâce. Un certain nombre
d’entre eux ont été considérés comme fondateurs de sièges épiscopaux,
uniquement parce que leurs courses apostoliques ont été interrompues par le
martyre ; ainsi donc, l’importance respective des cités est une
considération qui doit rester complètement étrangère à nos débats.
Mais cependant, insistera-t-on,
n’est-il pas singulier que la Gaule-Belgique ait été évangélisée au Ier
siècle, alors que des provinces bien plus romaines, Lyon et Vienne[1], n’ont reçu les lumières
de la foi que vers l’an 160 ? Cette dernière assertion est une hypothèse
toute gratuite : on a beau répéter que saint Pothin fut le fondateur de
l’Église lyonnaise, on ne le prouvera jamais. La lettre que les Églises de
Vienne et de Lyon adressèrent à celles d’Assise ; se borne à dire que
« le ministère de l’épiscopat de Lyon fut confié à saint Pothin »[2] : ce qui ne démontre
nullement qu’il n’a pas eu de prédécesseurs dans cette cité, et surtout qu’il
n’y eut pas là de chrétiens avant lui ; car de vastes assemblée de fidèles
ont dû se former dans bien des lieux où ne résidaient point de pontife, et ce qui
s’est passé en Amérique, au XVIe sicle, nous explique ce qui dut avoir
lieu dans nos contrées.
Nos adversaires comprennent que
cette introduction du christianisme à Lyon, au milieu du IIe siècle, peut faire
sembler étrange le retard d’un siècle qu’ils exigent pour les autres contrées
des Gaules. Aussi, pour établir entre ces deux périodes une différence
radicale, ils font de Lyon et des sièges qui en dépendaient une Église
gallo-grecque. On rappelle que saint Pothin est né en mais par quel document prouverait-on
qu’il vint chez nous directement de l’Orient, et qu’il ne fut point envoyé par
le Saint-Siège ? Nous dirons la même chose de saint Irénée qui fut sacré
en Occident. « Il est manifeste », a dit le pape saint
Innocent, « qu’aucune Église n’a été fondée en Italie et dans les
Gaules que par l’autorité de saint Pierre et de ses successeurs[3]. » L’Église de Lyon
est essentiellement latine par son origine et sa constitution, et nous ne
voyons pas plus de raison de la qualifier de gallo-grecque qu’on n’en aurait à
dire que l’Église d’Amiens est gallo-espagnole, parce qu’elle a été fondée par
saint Firmin de Pampelune.
Une autre prétendue
invraisemblance qu’on ne cesse de nous opposer, ce sont les lacunes qui
apparaissent entre le Ier et le IIIe siècle, dans la plupart
de nos listes épiscopales. On vit que c’est là encore une de ces preuves
négatives dont la valeur doit s’éclipser devant les arguments positifs que nous
avons produits. Pour qu’elle conservât quelque apparence de force, il faudrait,
d’ailleurs, établir : 1° que toutes les Églises que nous proclamons avoir
té fondées au Ier siècle sont dépourvues d’une liste complète ;
2° que ces lacunes ne se remarquent point dans des Églises italiennes qui, de
l’aveu de nos adversaires, datent des temps apostoliques ; 3° que de
semblables lacunes n’apparaissent point dans les catalogues de moyen âge ;
4° que nous fussions impuissants à expliquer ces interruptions ce sièges. Or,
nous allons démontrer tout le contraire.
1° L’Église de Trèves compte
vingt-cinq évêques rangés au nombre des Saints, depuis sa fondation jusqu’en
l’an 314, ce qui suffit largement pour exclure tout interrègne. Les listes
épiscopales sont complètes, ou peu s’en faut, du Ier au IIIe siècle, à Metz, à
Reims, à Chartres, à Narbonne, etc. Nous devons en conclure que la brièveté des
autres listes doit s’expliquer par un autre système que celui de nos
adversaires, puisqu’une seule exception avérée renverse leur hypothèse.
2° Que peuvent prouver ces interruptions
contre l’apostolicité des Églises des Gaules, lorsque nous en trouvons de
semblables pour les sièges d’Italie et d’Orient, dont nos contradicteurs ne sauraient
nier l’existence dès le Ier siècle ? M. l’abbé Richard[4] a constaté que Corinthe ne
nous offre que six noms d’évêques pour les trois premiers siècles ;
Éphèse, rois noms pour les deux premiers ; Philippes, huit noms jusqu’au
XIIe siècle ; Athènes, quinze noms jusqu’au XIIe
siècle ; Aquilée, cinq noms jusqu’à la paix de Constantin ; Marsi, trois
noms jusqu’au VIe siècle ; Ravenne, treize nom jusqu’au XVe
siècle ; Spolète, neuf noms jusqu’en 350 ; Lucques, trois noms
jusqu’à Constantin. Tout au contraire, Alexandrie, Antioche, Jérusalem, etc., nous
présentent de trente-cinq à quarante évêques pour l’ère des persécutions qui
dévorait si vite les chrétiens. Des savants ont expliqué ces différences
incontestables de trois façons : 1° par le peu de soin qu’on mit à rédiger
les premiers catalogues ; 2° par la destructions des monuments primitifs
où auraient pu figurer ces listes ; 3° par les persécutions qui, en
certains lieux, interrompirent réellement les successions épiscopales. Qu’on
nous dise comment ces explications, reconnues valables pour l’Orient et
l’Italie, ne seraient plus de mise quand il s’agit des Gaules et de
l’Espagne ?
3° Sans sortir de la France, ne
voyons-nous pas de longues lacunes dans les catalogues épiscopaux du moyen âge,
notamment à Toulouse, à Bordeaux, à Marseille, à Toulon, à Aire, etc. Dans
d’autres cités, on remarque des interruptions au IXe siècle : on les
explique par les invasions des Normands ; est-ce que les persécutions des
premiers siècles n’ont pas dû voir la même influence sur la succession
régulière des sièges ?
4° La brièveté des listes
épiscopales peut s’expliquer, selon les localités, de deux manières. Ce n’est
point dans les temps de persécution qu’on songe à créer des archives. Tout nous
démontre que c’est vers le VIIIe siècle qu’on inséra dans les
diptyques les noms des évêques. Faut-il s’étonner qu’en l’absence de documents
on ait commis des oublis inévitables : on se rappelait bien le nom du
fondateur, qui d’ailleurs était presque toujours inscrit dans la liturgie des
Saints, mais il n’en était pas de même pour tous ceux de ses successeurs dont
le mémoire n’avait pas été perpétuée par la popularité du culte. Supposons un
instant des diptyques bien complets au VIIIe siècle ; combien y
en a-t-il eu qui avaient survécu aux invasions des Normands ? Il a fallu
les restituer de mémoire au Xe siècle, à l’aide des légendes des Saints,
des actes des conciles et des rares chroniques qui avaient échappé à la
destruction. Comment pourrait-on exiger pour nos succession d’évêques une
intégralité, qu’on se garderait bien de réclamer dans l’ordre civil ou
militaire ? « Que diraient nos adversaires », s’écrie fort bien
M. Salmon[5], « si, leur ayant
demandé la liste des gouverneures romains des provinces, nous venions gravement
leur soutenir que les Gaules n’ont pas eu de gouverneurs pendant cet espace de
temps ? »
L’explication que nous venons de
donner peut s’appliquer à un certain nombre de diocèses ; dans beaucoup
d’autres, les lacunes des listes épiscopales témoignent tout simplement d’une
longue vacance des sièges. L’attachement des campagnes au culte druidique,
l’intolérance des magistrats romains, auxquels appartenait le patronage
officiel du polythéisme, arrêtèrent en bien des endroits l’essor de la religion
nouvelle[6] ; ici, les premières
étincelles de la foi furent complètement étoffées ; là, le culte du vrai
Dieu se maintint dans quelques groupes, mais sans organisation, ou peut-être
avec une organisation tout autre que celle de nos jours. Le P. Perrone,
s'inspirant d’un passage de saint Jérôme[7], croit que beaucoup
d’Églises, après la mort de leur fondateur, furent longtemps régies par un
conseil d’anciens, et que plus tard, les inconvénients de ce système
oligarchique firent élire un des prêtres pour gouverner toute la communauté
chrétienne. c’est là un mode d’administration qui a été en vigueur dans
diverses contrées de l’Amérique et de l’Océanie, avant que la Papauté at
multiplié les sièges et délimité les diocèses[8].
Quoi qu’il en soit, il faut
reconnaître que ce fut l’avènement de Constantin qui ouvrit une ère nouvelle au
Christianisme dans toutes les provinces de l’empire, en permettant à la
hiérarchie religieuse de d’affermir et de se développer. C’est alors que dans
beaucoup de cités, évangélisées deux siècles auparavant par un évêque
régionnaire, on vit d’établir une véritable organisation épiscopale, qui avait
été essaye de nouveau, mais souvent dans succès, au milieu du IIIe
siècle. par un juste sentiment de piété et de reconnaissance, on dut considérer
comme premier évêque de chaque diocèse celui qui, du temps des Apôtres, était
veut y apporter le témoignage de sa parole pu de son sang.
Voici donc trois solutions
différentes, mais dont chacune est applicable à tout diocèse dont la liste
épiscopale est incomplète, et dont aucune n’est exclusive des autres, puisque
nous admettons que, dans certains diocèses, il y eut interruption de sièges, et
que, dans d’autres, il n’y en eut point. Que devient dès lors la prétendue
invraisemblance que nous allèguent nos contradicteurs ?
[1] Nous devons rappeler que
l’Église de Vienne fait remonter bien plus haut son origine, puisqu’elle
considère comme son premier apôtre saint Crescent, disciple de saint Paul.
[2] Qui episcopatum
Lugdunensis Ecclesiæ administrabat. Ruinart, Acta sincera, p. 52.
[3] Manifestum est, in omnem
Italiam et Galliam, nullum instituisse ecclesiæ, nisi eos quos venerabilis
Petrus aut ejus successores constituerant sacerdotes. Epist. 25.
[4] Origines chrétiennes de
la Gaule, p. 62.
[5] Recherches, etc.,
p. 202.
[6] Ce n’est point là une
simple hypothèse, et nous ne faisons que généraliser ce que Grégoire de Tours
dit du siège qu’il occupait : « Quod si quis requirit cur, post
transitum Gatiani episcopi, unus tantum usque ad . Martinum fuisset episcopus,
noverit quia, paganis obsistentibus, diu civitas Turonica sine benedictione
sacerdotali fuit. »
[7] Idem est presbyter qui et
episcopus, et communi presbyterorum consilio ecclesiæ gubernabantur ; post
(ea) vero in toto orbe decretum est ut unus de presbyteris electus superponeretur
cæteris, ad quem omnis ecclesiæ cura pertineret et schismatim semina
tollerentur. In Tit., 1, 5, 5.
[8] Voir à ce sujet un
excellent chapitre des Origines chrétiennes de la Gaule, p. 51.
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