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lundi 10 novembre 2025

La christianisation de la Gaule au Ier siècle (8)

§ V. – Objections tirées de la vraisemblance historique.

 

Il n’est point vraisemblable, a-t-on dit ; que saint Pierre et saint Clément aient envoyé des missionnaires dans des villes aussi peu importantes que l’étaient alors Lutèce, Limoges, Lodève, Saintes, Périgueux, et qu’ils aient oublié d’autres cités bien plus considérables, où tout le monde convient que des sièges épiscopaux ne furent constitués qu’au IIIe ou au IVe siècle. sans essayer d’établir ici une comparaison sur l’importance relative des cités en Gaule, étude pour laquelle les renseignements feraient souvent défaut, nus irons qu’il n’est nullement démontré que saint Pierre et saint Clément aient spécialement désigné telle ou telle vile aux disciples qu’ils envoyaient dans les Gaules. Nous croyons que presque tous furent des évêques régionnaires ; après de nombreuses courses apostoliques, ils s’arrêtèrent là où les fixa leur inspiration personnelle, ou plutôt l’influence de la grâce. Un certain nombre d’entre eux ont été considérés comme fondateurs de sièges épiscopaux, uniquement parce que leurs courses apostoliques ont été interrompues par le martyre ; ainsi donc, l’importance respective des cités est une considération qui doit rester complètement étrangère à nos débats.

Mais cependant, insistera-t-on, n’est-il pas singulier que la Gaule-Belgique ait été évangélisée au Ier siècle, alors que des provinces bien plus romaines, Lyon et Vienne[1], n’ont reçu les lumières de la foi que vers l’an 160 ? Cette dernière assertion est une hypothèse toute gratuite : on a beau répéter que saint Pothin fut le fondateur de l’Église lyonnaise, on ne le prouvera jamais. La lettre que les Églises de Vienne et de Lyon adressèrent à celles d’Assise ; se borne à dire que « le ministère de l’épiscopat de Lyon fut confié à saint Pothin »[2] : ce qui ne démontre nullement qu’il n’a pas eu de prédécesseurs dans cette cité, et surtout qu’il n’y eut pas là de chrétiens avant lui ; car de vastes assemblée de fidèles ont dû se former dans bien des lieux où ne résidaient point de pontife, et ce qui s’est passé en Amérique, au XVIe sicle, nous explique ce qui dut avoir lieu dans nos contrées.

Nos adversaires comprennent que cette introduction du christianisme à Lyon, au milieu du IIe siècle, peut faire sembler étrange le retard d’un siècle qu’ils exigent pour les autres contrées des Gaules. Aussi, pour établir entre ces deux périodes une différence radicale, ils font de Lyon et des sièges qui en dépendaient une Église gallo-grecque. On rappelle que saint Pothin est né en mais par quel document prouverait-on qu’il vint chez nous directement de l’Orient, et qu’il ne fut point envoyé par le Saint-Siège ? Nous dirons la même chose de saint Irénée qui fut sacré en Occident. « Il est manifeste », a dit le pape saint Innocent, « qu’aucune Église n’a été fondée en Italie et dans les Gaules que par l’autorité de saint Pierre et de ses successeurs[3]. » L’Église de Lyon est essentiellement latine par son origine et sa constitution, et nous ne voyons pas plus de raison de la qualifier de gallo-grecque qu’on n’en aurait à dire que l’Église d’Amiens est gallo-espagnole, parce qu’elle a été fondée par saint Firmin de Pampelune.

Une autre prétendue invraisemblance qu’on ne cesse de nous opposer, ce sont les lacunes qui apparaissent entre le Ier et le IIIe siècle, dans la plupart de nos listes épiscopales. On vit que c’est là encore une de ces preuves négatives dont la valeur doit s’éclipser devant les arguments positifs que nous avons produits. Pour qu’elle conservât quelque apparence de force, il faudrait, d’ailleurs, établir : 1° que toutes les Églises que nous proclamons avoir té fondées au Ier siècle sont dépourvues d’une liste complète ; 2° que ces lacunes ne se remarquent point dans des Églises italiennes qui, de l’aveu de nos adversaires, datent des temps apostoliques ; 3° que de semblables lacunes n’apparaissent point dans les catalogues de moyen âge ; 4° que nous fussions impuissants à expliquer ces interruptions ce sièges. Or, nous allons démontrer tout le contraire.

1° L’Église de Trèves compte vingt-cinq évêques rangés au nombre des Saints, depuis sa fondation jusqu’en l’an 314, ce qui suffit largement pour exclure tout interrègne. Les listes épiscopales sont complètes, ou peu s’en faut, du Ier au IIIe siècle, à Metz, à Reims, à Chartres, à Narbonne, etc. Nous devons en conclure que la brièveté des autres listes doit s’expliquer par un autre système que celui de nos adversaires, puisqu’une seule exception avérée renverse leur hypothèse.

2° Que peuvent prouver ces interruptions contre l’apostolicité des Églises des Gaules, lorsque nous en trouvons de semblables pour les sièges d’Italie et d’Orient, dont nos contradicteurs ne sauraient nier l’existence dès le Ier siècle ? M. l’abbé Richard[4] a constaté que Corinthe ne nous offre que six noms d’évêques pour les trois premiers siècles ; Éphèse, rois noms pour les deux premiers ; Philippes, huit noms jusqu’au XIIe siècle ; Athènes, quinze noms jusqu’au XIIe siècle ; Aquilée, cinq noms jusqu’à la paix de Constantin ; Marsi, trois noms jusqu’au VIe siècle ; Ravenne, treize nom jusqu’au XVe siècle ; Spolète, neuf noms jusqu’en 350 ; Lucques, trois noms jusqu’à Constantin. Tout au contraire, Alexandrie, Antioche, Jérusalem, etc., nous présentent de trente-cinq à quarante évêques pour l’ère des persécutions qui dévorait si vite les chrétiens. Des savants ont expliqué ces différences incontestables de trois façons : 1° par le peu de soin qu’on mit à rédiger les premiers catalogues ; 2° par la destructions des monuments primitifs où auraient pu figurer ces listes ; 3° par les persécutions qui, en certains lieux, interrompirent réellement les successions épiscopales. Qu’on nous dise comment ces explications, reconnues valables pour l’Orient et l’Italie, ne seraient plus de mise quand il s’agit des Gaules et de l’Espagne ?

3° Sans sortir de la France, ne voyons-nous pas de longues lacunes dans les catalogues épiscopaux du moyen âge, notamment à Toulouse, à Bordeaux, à Marseille, à Toulon, à Aire, etc. Dans d’autres cités, on remarque des interruptions au IXe siècle : on les explique par les invasions des Normands ; est-ce que les persécutions des premiers siècles n’ont pas dû voir la même influence sur la succession régulière des sièges ?

4° La brièveté des listes épiscopales peut s’expliquer, selon les localités, de deux manières. Ce n’est point dans les temps de persécution qu’on songe à créer des archives. Tout nous démontre que c’est vers le VIIIe siècle qu’on inséra dans les diptyques les noms des évêques. Faut-il s’étonner qu’en l’absence de documents on ait commis des oublis inévitables : on se rappelait bien le nom du fondateur, qui d’ailleurs était presque toujours inscrit dans la liturgie des Saints, mais il n’en était pas de même pour tous ceux de ses successeurs dont le mémoire n’avait pas été perpétuée par la popularité du culte. Supposons un instant des diptyques bien complets au VIIIe siècle ; combien y en a-t-il eu qui avaient survécu aux invasions des Normands ? Il a fallu les restituer de mémoire au Xe siècle, à l’aide des légendes des Saints, des actes des conciles et des rares chroniques qui avaient échappé à la destruction. Comment pourrait-on exiger pour nos succession d’évêques une intégralité, qu’on se garderait bien de réclamer dans l’ordre civil ou militaire ? « Que diraient nos adversaires », s’écrie fort bien M. Salmon[5], « si, leur ayant demandé la liste des gouverneures romains des provinces, nous venions gravement leur soutenir que les Gaules n’ont pas eu de gouverneurs pendant cet espace de temps ? »

L’explication que nous venons de donner peut s’appliquer à un certain nombre de diocèses ; dans beaucoup d’autres, les lacunes des listes épiscopales témoignent tout simplement d’une longue vacance des sièges. L’attachement des campagnes au culte druidique, l’intolérance des magistrats romains, auxquels appartenait le patronage officiel du polythéisme, arrêtèrent en bien des endroits l’essor de la religion nouvelle[6] ; ici, les premières étincelles de la foi furent complètement étoffées ; là, le culte du vrai Dieu se maintint dans quelques groupes, mais sans organisation, ou peut-être avec une organisation tout autre que celle de nos jours. Le P. Perrone, s'inspirant d’un passage de saint Jérôme[7], croit que beaucoup d’Églises, après la mort de leur fondateur, furent longtemps régies par un conseil d’anciens, et que plus tard, les inconvénients de ce système oligarchique firent élire un des prêtres pour gouverner toute la communauté chrétienne. c’est là un mode d’administration qui a été en vigueur dans diverses contrées de l’Amérique et de l’Océanie, avant que la Papauté at multiplié les sièges et délimité les diocèses[8].

Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que ce fut l’avènement de Constantin qui ouvrit une ère nouvelle au Christianisme dans toutes les provinces de l’empire, en permettant à la hiérarchie religieuse de d’affermir et de se développer. C’est alors que dans beaucoup de cités, évangélisées deux siècles auparavant par un évêque régionnaire, on vit d’établir une véritable organisation épiscopale, qui avait été essaye de nouveau, mais souvent dans succès, au milieu du IIIe siècle. par un juste sentiment de piété et de reconnaissance, on dut considérer comme premier évêque de chaque diocèse celui qui, du temps des Apôtres, était veut y apporter le témoignage de sa parole pu de son sang.

Voici donc trois solutions différentes, mais dont chacune est applicable à tout diocèse dont la liste épiscopale est incomplète, et dont aucune n’est exclusive des autres, puisque nous admettons que, dans certains diocèses, il y eut interruption de sièges, et que, dans d’autres, il n’y en eut point. Que devient dès lors la prétendue invraisemblance que nous allèguent nos contradicteurs ?



[1] Nous devons rappeler que l’Église de Vienne fait remonter bien plus haut son origine, puisqu’elle considère comme son premier apôtre saint Crescent, disciple de saint Paul.

[2] Qui episcopatum Lugdunensis Ecclesiæ administrabat. Ruinart, Acta sincera, p. 52.

[3] Manifestum est, in omnem Italiam et Galliam, nullum instituisse ecclesiæ, nisi eos quos venerabilis Petrus aut ejus successores constituerant sacerdotes. Epist. 25.

[4] Origines chrétiennes de la Gaule, p. 62.

[5] Recherches, etc., p. 202.

[6] Ce n’est point là une simple hypothèse, et nous ne faisons que généraliser ce que Grégoire de Tours dit du siège qu’il occupait : « Quod si quis requirit cur, post transitum Gatiani episcopi, unus tantum usque ad . Martinum fuisset episcopus, noverit quia, paganis obsistentibus, diu civitas Turonica sine benedictione sacerdotali fuit. »

[7] Idem est presbyter qui et episcopus, et communi presbyterorum consilio ecclesiæ gubernabantur ; post (ea) vero in toto orbe decretum est ut unus de presbyteris electus superponeretur cæteris, ad quem omnis ecclesiæ cura pertineret et schismatim semina tollerentur. In Tit., 1, 5, 5.

[8] Voir à ce sujet un excellent chapitre des Origines chrétiennes de la Gaule, p. 51.


samedi 8 novembre 2025

La christianisation de la Gaule au Ier siècle (7)

§ II. – Objections tirées de certaines données historiques

 

M. Tailliar (p. 123), pour expliquer comment la Gaule ne fut évangélisée que sous le pontificat de saint Fabien 236-250), partage la papauté primitive en trois phases : la phase Juive, qui comprendrait les cinq premiers papes ; la phase grecque (109-192) et la phase latine. La première ne se serait nullement occupée des Gaules ; la seconde aurait fondé les sièges gallo-grecs des bords du Rhône ; à la troisième serait due l’érection des sept premières Églises gallo-latines, au midi, à l’est et au nord de la France. Quand bien même cette classification ne serait pas complètement arbitraire[1], nous pourrions toujours dire qu’elle ne prouve absolument rien. Les successeurs des Apôtres, quelle que fût leur nationalité, n’en héritaient pas moins de leurs droits et de leurs devoirs, et ils ne pouvaient oublier que c’est à eux, comme au Collège apostolique, que le divin Sauveur avait intimé cet Ordre : Docete omnes gentes.

Notre savant collègue insiste beaucoup sur un autre argument qui lui paraît décisif : « L’état social au milieu duquel vivent ces Saints », nous dit-il (p. 197), « l’administration romaine organisée de leur temps, les institutions judiciaires alors en vigueur, les lois qui leur sont appliquées son du IIIe et non du Ier siècle. » Sur quoi s’appuie-t-on pour produire une affirmation si positive ? sur quelques détails de légendes écrites du Ve au Xe siècle. Est-ce que leurs auteurs, peu versés dans la science de l’antiquité, ne se souciant guère de faire de la couleur locale, n’ont pas dû souvent confondre les temps et les lieux, donner aux localités les noms qu’elles portaient de leur temps ; et rajeunir les mœurs et les institutions dont ils avaient à parler ? Nous irons plus loin que M. Tailliar, et nous dirons que certains détails historiques de ces légendes ont une physionomie toute mérovingienne. On n’en conclura pas assurément que les Saints dont elles racontent la vie n’ont vécu qu’au VIe ou VIIe siècle, mais que leurs biographes ont agi souvent comme ces peintres du XVIe siècle, qui donnaient aux Apôtres l’allure et les costumes des cours de François Ier ou de Charles-Quint.

C’est précisément l’état de la Gaule au Ier siècle qui nous démontre l’invraisemblance de l’oubli qu’en auraient fait les missionnaires chrétiens. C’est de l’an 58 à l’an 52, avant Jésus-Christ, que César soumit notre pays à la puissance romaine ; c’est Auguste qui fit ouvrir les quatre voies qui, partant de Lyon, coupaient en quatre parties le territoire conquis. Les commerçants, comme nous l’apprend Strabon, s’étaient empressés d’établir des relations d’échange entre Rome et la partie la plus occidentale de la Celtique ; de nombreuses familles italiennes étaient venues se fixer dans nos provinces, pour y exploiter les terres qu’on leur donnait ou qu’ils achetaient à bas prix. Et il faudrait admettre que, parmi tous ces négociants et ces colons, il n’y a pas eu de ces chrétiens qui remplissaient pourtant déjà la capitale du peuple-roi, ou que, s’il y en a eu, ils n’ont pas cherché à propager leur doctrine, à attirer ces missionnaires qui n’auraient eu de zèle à dépenser que pour l’Afrique et l’Asie ! Et cet état de choses aurait duré deux siècles et demi ! Et la Gaule, cette province qui vivait de la vie de Rome, aurait encore ignoré le grand événement qui agitait la société romaine, à l’époque même où Tertullien disait aux magistrats de l’empire : « Nous remplissons tout ce qui est à vous, vos villes, vos îles, vos forteresses, vos colonies, vos bourgades, vos assemblées, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples ! »

Si, des temps gallo-romains, nos adversaires portent les yeux sur le moyen âge, ils y trouvent in autre genre d’argument. Ne pouvant nier les affirmations des légendes sur l’origine apostolique de nombreuses Églises des Gaules, ils expliquent ces assertions par de prétendues rivalités de sièges épiscopaux et de monastères. Tous les monuments historiques que nous invoquons ne sont, d’après M. Tailliar, que « des plaidoyers en faveur de telle ou telle Église et décident dans leur propre cause ». Cette généralisation n’est nullement motivée : nous ne voyons, au moyen âge, que trois grands procès sur la matière qui nous occupe : ils sont relatifs à saint Trophime, à saint Martial, et à saint Denis, et ne justifient nullement les conclusions de M. Tailliar. Si l’Église de Vienne a contesté à celle d'Arles sa suprématie, elle n’a jamais nié que saint Trophime fût un disciple des Apôtres. En ce qui concerne saint Martial, la discussion roula, non point sur la date de sa mission, mais sur son titre d’apôtre. Pour saint Denis, on ne met pas en doute d’époque de son apostolat, mais son identité avec l’aréopagite[2].

Si les traditions en faveur du premier siècle étaient le fruit d’amours-propres locaux, comment n’auraient-elles pas été énergiquement démenties par les Églises rivales ? Comment des sièges importants, comme Lyon, Bordeaux, Cambrai, n’auraient-ils pas ambitionné la gloire d’une antiquité reculée que s’arrogeaient des Églises bien inférieures, comme Apt, Séez et Béziers ? Comment ces traditions auraient-elles été adoptées par les autres diocèses et soutenues par des savants étrangers, tels ceux d’Italie, qui n’avaient à défendre aucun esprit de clocher ? « Singulier contraste », s’écriait le Journal de Trévoux en 1725[3], « qui s’accorde avec la jalousie réciproque des peuples sur tout de qui les distingue ! Ce sont les étrangers qui persistent à reculer jusqu'aux temps apostoliques la mission de os premiers évêques, pendant que nous renonçons dédaigneusement à l’antiquité de cette origine, pour nous en donner une plus récente

Insisterait-on en disant que les Églises, comme les villes, ont toujours eu une tendance à vieillir leur berceau, et qu’on s’explique les prétentions des sièges épiscopaux, en voyant celles de certaines cités qui ont jadis réclamé pour fondateur, soit un prince aventurier, exile de Rome, soit quelque héros échappé d’Ilion ! Nous répondrons que ces imaginations romanesques ne datent ni des temps mérovingiens, ni du moyen âge. C'est seulement aux XVe et XVIe siècles qu’on voulut rattacher l’histoire des Gaules à celle de l’antique Troie at parfois même à Noé et à ses enfants. Ce fut le dominicain Annus de Viterbe qui donna, le premier, en 1498, la série des prétendus rois primitifs des Gaules, qu’il attribua à Bérose. D’autres écrivains brodèrent bientôt sur ce thème des fictions aventureuses, et l’on inventa des biographies détaillées des vingt-quatre souverain qui se seraient succédé dans les Gaules, depuis le déluge jusqu’à la guerre de Troie. On voit qu’aucune assimilation ne saurait être établie entre les rêveries du XVIe sicle et les traditions religieuses dont l’origine remonte à la naissance du Christianisme.

 

§ III. – Objections tirées de la philologie.

 

On s’est demandé dans quelle langue auraient prêché les missionnaires du premier siècle. en celtique ? ils ne le connaissaient pas ; en latin ? les auditeurs n’auraient point compris. « Si ces prédications retentissent à la fin du troisième siècle », dit M. Dufour, « les difficultés doivent être de beaucoup moins grandes ; le peuple celtique est entièrement romanisé »[4]. Nous croyons que les difficultés sont restées à peu près les mêmes ; dès le premier siècle, comme au troisième, on parlait latin dans les villes peuplées de colons romains ; au troisième siècle, comme au premier, la plupart des campagnes avaient encore conservé leur idiome primitif. Aux deux époques, les missionnaires romains se trouvaient donc en face de deux langues bien diverses, et nous savons qu'ils ont prêché dans les petites bourgades, aussi bien que dans les grandes cités. Avaient-ils reçu, comme les Apôtres, le don des langues ? Apprirent-ils la langue du pays, comme font aujourd’hui ceux de nos missionnaires qui évangélisent la Chine ou la Tartarie ? Nous n’en savons rien, et la solution de cette question n’apporterait aucun jour sur l’époque où la foi s’introduisit dans nos contrées.

Il est une question que nos contradicteurs voudraient détourner de son sens réel, pour nous ôter un point d’appui : c’est celle de disciple des Apôtres, disciple de saint Pierre. « N’est-ce pas prendre trop à la lettre », dit M. Dufour (p. 14), « une expression figurée, qui est même entrée dans notre langue ? Et à qui ferait-on croire que qualifier aujourd’hui un médecin de disciple d’Hippocrate, cela voudrait dire qu’il aura été formé par le savant grec, dans l’art de guérir ? » S’il s’agissait d’une locution honorifique, on aurait déligné nos missionnaires sous le nom de disciples de Jésus-Christ et non point de disciples des Apôtres, puisqu’ils enseignaient la religion du Sauveur ; s’il s’agissait d’une expression figurée, pourquoi ne la voyons-nous pas appliquée aux missionnaires des IVe et Ve siècles, qui y auraient eu les mêmes droits. Il suffit d’être quelque peu familier avec le langage des Pères et des Martyrologes, pour coir que cette qualification doit toujours être prise dans son sens littéral, parfaitement déterminé d’ailleurs par les textes nombreux où il est dit que saint Pierre ou saint Clément envoya tels ou tels de ses disciples dans les Gaules.



[1] Dans la prétendue phase juive de M. Tailliar, composée de cinq papes, se trouvent : saint Lin, italien d’origine, né à Volterra ; saint Clément Ier, né à Rome. Saint Clet, omis dans cette nomenclature, naquit à Tome. Ainsi donc, sur six papes, en voilà trois latins. Nous pourrions ajouter que saint Évariste naquit en Grèce d’un père juif, de la cité de Bethléem, tandis que M. Tailliar le fait naître à Bethléem (p. 116). Sur les huit papes de la prétendue phase grecque, nous n’en croyons que trois qui soient d’origine grecque. Saint Alexandre Ier et saint Sixte Ier naquirent à Rome ; saint Pie Ier, en Italie ; saint Ancet, en Syrie ; saint Soter, à Fondi, en Campanie. La phase latine aurait été inaugurée par saint Victor, qui naquit en Afrique, et dont M. Tailliar fait commencer le pontificat en l’an 192, tandis que les meilleurs criques reportent son règne à l’an 185.

[2] Voir l’excellent ouvrage de M. l’abbé Darras, Saint Denis l’aréopagite, premier évêque de Paris. On y trouvera une réfutation inattaquable de l’opinion qui accuse Hilduin (IXe siècle) d’avoir inventé l’identité de saint Demis, évêque de Paris, avec saint Denis l’aréopagite. L’auteur a ajouté de savants arguments à ceux qu’avaient déjà produits, en faveur du Ier sicle, Mabillon, Pagi, Noël Alexandre, Roncaglia, Chiffet, Halloix, etc.

[3] Numéro de janvier, p. 93.

[4] L’apostolat de saint Firmin, p. 9.


mercredi 5 novembre 2025

La christianisation de la Gaule au Ier siècle (6)

V. – Réfutation des principales objections contre l’évangélisation des Gaules au Ier siècle

 

Quand de solides arguments établissent un fait, il ne saurait être mis en doute par quelques objections dont on ne trouverait point la solution. S’il n’en était pas ainsi, que d’événements ne pourrait-on pas exclure du domaine de la certitude, sous prétexte que tel chroniqueur n’en a point parlé, que tel autre paraît avoir rendu un témoignage contraire, que ceux-ci sont en contradiction avec certains détails, que ceux-là laissent dans l’ombre une partie de la question. Appuyé sur ce principe de critique, nous pourrions dire que nous croyons avoir prouvé l’évangélisation des Gaules, au Ier siècle, d’une manière assez péremptoire, pour que ce système historique ne puisse être battu en brèche, même par des objections que nous pourrions résoudre. Mais toutes celles qu’on a accumulées sot loi d’être irréfutables et peuvent même nous fournir de nouveaux arguments. Nous allons les grouper dans un ordre méthodique, pour maintenir ma clarté dans nos débats, et nous examinerons successivement les objections tirées : 1° de saint Sulpice Sévère et de saint Grégoire de Tours ; 2° de certaines données historiques, 3+ de la philologie ; 4° de l’archéologie ; 5° de la vraisemblance historique.

 

§ 1. – Objections tirées de saint Sulpice Sévère et de saint Grégoire de Tours

 

Sulpice Sévère, en parlant de la cinquième persécution qui eut lieu en 177, sous Marc-Aurèle, nous dit que « c’est alors qu’on vit pour la première fois des martyrs dans les Gaules, la religion chrétienne ayant été embrassée tardivement au-delà des Alpes »[1].

Nous adversaires qui n’ont que deux textes dans leur arsenal, celui-ci et celui de Grégoire de Tours, s’y cramponnent d’autant plus, et font valoir la qualité des témoignages à défaut de la quantité. De celui que nous venons de citer, ils concluent : 1° qu’il n’y a point eu de martyrs dans les Gaules, avant ceux qu’immola à Lyon la persécution de Marc-Aurèle ; 2° que le Christianisme ne pénétra chez nus que peu de temps avant le règne des Antonins.

Sulpice Sévère, dans un court abrégé d’histoire, où il résume en vingt lignes cent soixante-cinq années des annales de l’Église, n’a dû se préoccuper que des faits généraux et a pu négliger de parler des rares martyrs des deux premiers siècles, comme il a omis plus tard de mentionner la destruction de la légion thébéenne. Rien n’empêche de croire que, par le mot martyria, il ait entendu des massacres collectifs et non des exécutions isolées, bien que nous devions loyalement reconnaître que c’est dans ce dernier sens que cde même mot est employé parfois par l’auteur[2]. Mais nous préférons dire que, dans ce chapitre, l’annaliste se contente de résumer Eusèbe qui, écrivant en Orient, n’a pas eu connaissance des martyrs primitifs des Gaules et n’a eu sous les yeux que des documents relatifs aux célèbres massacres de Lyon. Sulpice Sévère a eu tort sans doute de ne point rectifier sur ce point l’auteur qu’il analysait, mais il n’a pu voir là qu’un détail secondaire dans le rapide coup-d’œil d’ensemble qu’il jetait sur les persécutions générales.

Mais, dira-t-on, l’historien ne nous livre-t-il pas sa propre pensée, en ajoutant que la foi ne s’est introduite que tardivement dans les Gaules ? Ici, on interprète abusivement le texte que nous avons cité. Il y est dit que la religion chrétienne fut embrassée (suscepta), et non point prêchée, fort tard dans les Gaules, ce qui est tout différent. Nous ne sommes pas en contradiction avec l’évêque de Bourges, quand nous disons que le Christianisme, importé dans les Gaules au Ier siècle, n’y remporta que des succès partiels, que les persécutions arrêtèrent si bien ses développements que les missionnaires du IIIe siècle et du suivant trouvèrent presque partout le paganisme en vigueur, et que leurs efforts auraient peut-être échoué de nouveau sans la conversion de Constantin. Les légendes de saint Martin, de saint Amand, de saint Valery et de saint Berchond, de saint Honoré et de bien d’autres nous prouvent que les croyances païennes avaient encore de profondes racines du IVe au VIIe siècle[3]. Il suffirait qu’il y eût dans la Gaule des deux premiers siècles un certain nombre de chrétiens, pour que les nombreux écrivains que nous avons cités dans le chapitre précédent aient parlé de la prédication de l’Évangile dans nos contrées ; mais Sulpice Sévère, se plaçant à un point de vue différent, et considérant la masse restée païenne jusqu’au IVe siècle, a dit avec raison que la foi avait triomphé tardivement dans les Gaules.

M. Paulin Pâris, dans sa nouvelle édition de l’Histoire littéraire de la France (t. Ier, p. 441), propose une autre interprétation, en croyant que le passage en question a été obscurci par le mauvais placement d’une virgule : « J’irai même », dit-il, « au-delà de MM. Darras,  Arbellot, de Bausset, Roquefort, en proposant de rapporter le serius de Sulpice aux persécutions qui auraient frappé assez tard la Gaule déjà convertie au Christianisme. C’est ainsi, je le pense, que l’eût entendu Dom Rivet lui-même, s’il n’eût pas écouté, dans la discussion des faits de cet ordre, une passion regrettable. Chose singulière ! le savant bénédictin veut que l’édit de Domitien, rendu en 94 contre les philosophes, ait fait refluer aussi dans les Gaules les études philosophiques, il n’admet pas que les nombreuses persécutions faites contre les chrétiens, durant les deux premiers siècles, aient fait refluer dans les Gaules les chrétiens chassés de Rome et leurs prédications évangéliques. »

À l’appui de cette interprétation, nous ferons remarquer que parmi les évangélisateurs des Gaules, que nous plaçons au premier siècle, il en est fort peu qui aient subi le martyr ; presque tous sont honorés du culte des confesseurs pontifes.

Si nos contradicteurs ne veulent point admettre ces explications, ils seront toujours obligés de convenir que Sulpice Sévère et Grégoire de Tours émettent une opinion contraire à celle d’une foule d’écrivains qui leur sont contemporains ou antérieurs, et que dès lors nous avons le droit de n’en pas tenir compte. Et qu’on veuille bien se rappeler que, parmi les témoignages que nous avons cités, il en est peu qui soient empruntés à des légendes, parce que nous n’avons pas voulu nous exposer à une fin de non-recevoir, basée sur les erreurs que peuvent contenir ces documents. Ile ne faudrait pourtant point abuser de nos concessions, en exaltant l’infaillibilité de Sulpice Sévère : car nous pourrions rappeler que ses assertions sont loin d’être incontestables, comme lorsqu'il prétend que Néron, réalisation de l’Antéchrist, était encore en vie au Ve siècle ; lorsqu’il nous dit que Titus, en haine des juifs et des chrétiens, fit mettre le feu au temple de Jérusalem ; lorsqu’il raconte que Trajan défendit de persécuter les chrétiens, ce qui est formellement contraire à la teneur de sa lettre à Pline. Aussi Mamachoi a-t-il porté ce sévère jugement : « Je crois peu à Sulpice Sévère qui se trompe souvent et se montre peu habile en histoire[4]. »

Grégoire de Tours, auquel on peut reprocher d’aussi nombreuses erreurs[5], sans que sa sincérité soit mise en cause, a fourni à l’école de Launoy son principal argument. « Du temps de Dèce », nous dit-il[6], « sept évêques furent envoyés pour prêcher la foi dans les Gaules, comme l’atteste l’histoire de la passion du martyr saint Saturnin. » Elle s’exprime en ces termes : « Sous le consulat de Dèce et de Gratus, comme on s’en souvient, par une tradition fidèle, la ville de Toulouse reçut son premier évêque, saint Saturnin. » Voici donc les évêques qui furent envoyés : « Gatien, à Tours ; Trophime, à Arles ; Paul, à Narbonne ; Saturnin, à Toulouse ; Denis, à Paris ; Austremoine, chez les Arvernes ; Martial, à Limoges. »

M. l’abbé Faillon (Mon. inéd., 2, p. 370) a parfaitement expliqué la méprise de Grégoire de Tours. Nous possédons les Actes de saint Saturnin, où il est dit qu’il vint à Toulouse sous le consulat de Dèce (erreur que nous expliquerons plus tard), mais où il n’est fait aucune mention de ses compagnons. D’un autre côté, nous connaissons les Actes de saint Ursin qui énumèrent les sept évêques, parmi lesquels il place saint Denis, en attribuant leur mission à saint Pierre. Grégoire de Tours, sachant fort bien que saint Denis n’avait pas été envoyé par le Prince des Apôtres, a reconnu là une faute chronologique ; en voulant la corriger, il est tombé dans une bien plus grave erreur, et il a appliqué aux sept évêques l’attribution du règne de Dèce qu’il avait trouvée dans les Actes de saint Saturnin. Quand nos adversaires nous reprochent de nous « cramponner à des légendes qu’ont rejetées nos savants les plus orthodoxes »[7], ils devraient bien se rappeler que Grégoire de Tours n’a basé son opinion que sur une légende, et, qui plus est, sur une légende dont nous démontrerons le peu de valeur.

L’évêque de Tours s’est donné d’ailleurs de fréquents démentis. Il a inséré, dans son Histoire des Francs, la lettre adressée par sept évêques à sainte Radegonde, où il est dit que « dès la naissance de la religion catholique, on commença à respirer l’air de la foi dans les Gaules » ; nous avons vu plus haut qu’il place au premier siècle l’apostolat de saint Eutrope, de saint Ursin et de saint Saturnin.

Que faut-il conclure de ces contradictions ? que saint Grégoire de Tours, à une époque où manquaient les moyens de communication pour s’enquérir des traditions locales, a pu rester dans le doute sur la véritable date de l’évangélisation des Gaules ; sans se prononcer sur ce point, il aura tantôt exprimé les traditions qui parvenaient jusqu’à lui et tantôt accueilli l’opinion contraire consignée dans une légende fautive qu’il avait sous les yeux. On s’expliquerait ainsi ses précautions de citation[8] et le vague de certains renseignements[9]. Ou bien encore, comme l’a cru Tillemont, on pourrait en induire qu’il y a eu au VIe siècle dux traditions contradictoires sur l’époque de l’introduction du Christianisme. Mais nous ajouterons qu’il peut y avoir parité de valeurs entre deux traditions, dont l’une n’a trouvé d’écho que dans Grégoire de Tours et peut-être dans Sulpice Sévère, tandis que l’autre a été acceptée par un si rand nombre d’écrivains contemporains ou antérieurs.

Nous ne voulons point prolonger la discussion sur un texte qui a tant de fois été élucidé[10] ; nous nous bornerons à rappeler qu’il est invraisemblable que sept évêques aient été envoyés de Rome dans les Gaules, en 250, alors que sévissait le plus énergiquement la persécution de Dèce, et que le clergé romain épouvanté laissait vacat, pendant seize mois, le siège apostolique ; que l’autorité de Grégoire de Tours est si peu sûre, que ses plus chauds partisans, tels que Tillemont, Longueval, Denis de Sainte-Marthe, se sont trouvés obligés de le délaisser sur divers points, notamment en plaçant saint Trophime au premier siècle ; que le texte qu’on nous oppose est démenti, non-seulement par une foule de traditions locales, mais par les historiens que nous avons cités ; enfin, que, jusqu’au XVIIe siècle, l’opinion isolée de saint Grégoire de Tours, bien qu’elle fût connue, est restée sans influence et sans écho.



[1] Sub Aurello deinde, Antonini filio, persecutio quinta agitata. Ac tum primum, intra Gallias, martyria visa, serius trans Alpes Dei religione suscepta. Hist. Sacra, l. 2, c. 32. Patrol. lat., 20, col. 147.

[2] Lib. 2, c. 47.

[3] À Rome même, l’idolâtrie n’était pas détruite à la fin du IVe siècle, témoin la tentative d’une partie du sénat, sous le règne de Théodose, pour la restauration officielle du culte païen. Le polythéisme avait encore, à cette époque, une certaine vitalité, comme le prouve le poëme anonyme, composé en 394, que M. Morel a publié dans la Revue archéologique (juin et juillet 1868).

[4] Sulpitio non credam erranti sæpe et minus perito historiarum. Orig. et antiq. christian., 22, 270.

[5] C’est précisément dans le chapitre qu’on invoque contre nous que se trouvent des erreurs de chronologie incontestées relatives à saint Sixte, saint Laurent, saint Hippolyte, Valentin, Novatien, etc., que M. Jehan de Saint-Clavien et M. l’abbé Rolland ont fort bien démontré que Grégoire de Tours ne connaissait que fort imparfaitement l’histoire de ses propres prédécesseurs. Sur la valeur historique de cet annaliste, voir dans les Annales de Philosophie, février 1862, un article de M. Lecoy de la Marche ; M. Kriès, de Vita et scriptis Gregorii ; un article de M. Ch. Salmon dans la Revue de l’Art chrétien, septembre et novembre 18969.

[6] Hujus tempore, septem viri episcopi ordinati ad prædicandum in Gallias missi sunt, sicut historia passionis sancti martyris Saturnini denarrat. Ait enim : « Sub Decio et Grato consulibus, sicut fideli recordatione retinetur, primum ac summum Tolosana civitas sanctum Saturninum habere cœperat sacerdotem. » Hi ergo missi sunt : Turonicis, Gratianus episcopus ; Arelatensibus, Trophimus episcopus ; Narbonæ, Paulus episcopus ; Tolosæ, Saturninus episcopus ; Parisiis, Dionysius episcopus ; Arvernis, Stremonius episcopus ; Lemovicis, Martialis est destinatus episcopus » (Hist. Franc., t. 1, c. 25).

[7] Maury, Rapport à l’Institut sur le concours de 1862.

[8] Ut fertur – fama ferente.

[9] Ainsi, pour saint Austremoine, il se contente de nous dire qu’il fut envoyé par les évêques (Glor. Conf., c. 30).

[10] Voyez spécialement les ouvrages déjà cités de Maceda, Ouvrard, Faillon, Arbellot, Salmon, Darras, Gordière, Freppel, etc.


lundi 3 novembre 2025

La christianisation de la Gaule au Ier siècle (5)

§ II. – Traditions des Églises de France

 

Le révérend Père Picardat, dans une dissertation manuscrite qu’il a bien voulu nous communiquer, a réuni tous les passages des écrivains du moyen âge qui attestent la prédication dans les Gaules au Ier siècle. L’espace ne nous permet point d’aborder ces longues énumérations, et d’ailleurs nos adversaires conviennent que les auteurs du moyen âge, à très-peu d’exceptions près[1], sont favorables au système que nous défendons. On peut signaler quelques divergences sur tel ou tel Saint, mais il y a uniformité de croyance sur la question générale. Nous ne reproduisons donc pas ici les témoignages de Paul Warnefride, Paschase Radbert, Raban Maur, Hincmar, saint Adon, Usuard, Flodoard, Abbon, Yves de Chartres, Anselme de Laon, Pierre le Vénérable, Ordéric Vital, Innocent III, Albert le Grand, Vincent de Beauvais, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, etc., ni les assertions des martyrologes et des légendaires. Nous nous bornerons à constater que, jusqu’au XVIIIe siècle, une quarantaine des Églises de France se sont glorifiées d’avoir été évangélisées par des disciples de Notre-Seigneur ou par ceux des Apôtres[2].

M. Tailliar voudrait ruiner l’autorité de la tradition en disant (page 54) que, « lorsqu’elle est dépourvue de ses trois conditions, d’ancienneté, de perpétuité, d’universalité, elle est insuffisante ; on peut même dire qu’elle n’existe pas ». Ne demandons pas à la tradition historique les caractères que l’Église réclame pour la tradition dogmatique. Certaines traditions locales sont parfaitement incontestables et ne sauraient, en raison même de leur intérêt restreint, devenir universelles. Nous convenons que, en ce qui concerne tel ou tel Saint, on ne pourrait point toujours, faute de documents, prouver que la tradition qui prit place au Ier siècle est ancienne et perpétuelle. Mais, quant à la tradition générale de l’évangélisation des Gaules aux temps apostoliques, nous pouvons affirmer qu’elle a pour elle l’ancienneté : qu’on relise nos textes ; la perpétuité : elle n’a été interrompue qu’au XVIIe siècle ; l’universalité : toutes nos provinces se sont montrées unanimes.

Il ne faut pas oublier que la tradition est un des éléments de la science historique : on doit la discuter quand elle est en désaccord avec d’autres renseignements : mais on ne saurait lui opposer purement et simplement une fin de non-recevoir. Qu’on agisse ainsi vis-à-vis des traditions populaires, on ne s’expose qu’à rejeter parfois un certain fonds de vérités mêlées à des fables ; mais qu’on tienne la même rigueur à des traditions qui se retrouvent sur tous les points de la France et du monde catholique, dans tous les siècles de l’Église ; dont l’origine se perd dans la nuit des temps ; qui concordent entre elles malgré l’éloignement des lieux ; qui sont en harmonie avec l’enseignement général de l’histoire ; qui sont consignées dans les plus vénérables monuments de la liturgie, c’est vouloir renverser les lois de la critique et supprimer l’une des sources de la vérité.

 

§ III. – Autorité liturgique

 

Toutes les liturgies qui se sont succédé jusqu’au XVIIe siècle sont unanimes dans leur croyance à l’évangélisation des Gaules aux temps apostoliques. Nous savons bien que ce n’est point là une autorité irréfragable en matière d’histoire ; mais on conviendra que ces traditions, auxquelles on inflige l’épithète méprisante de populaires, sont élevées par les antiques liturgies à un rang très-officiel et qu’elles peuvent répondre à leurs détracteurs que possession vaut titre.

Tandis que les réformateurs des bréviaires français, souvent suspects de jansénisme, se laissèrent gagner par les innovations de Launoy, le bréviaire romain resta fidèle aux anciennes traditions. Quand la liturgie universelle fut introduite en France, chaque diocèse soumit son Propre des Saints à l’approbation du Saint-Siège, et la Congrégation des Rites, après mûr examen, sanctionna beaucoup de légendes qui font remonter au premier siècle l’origine de nos Églises[3], alors même que le Martyrologe romain avait donné des indications contraires.

Ces décisions n’ont assurément aucune valeur doctrinale, mais on ne saurait leur contester une haute valeur, au point de vue de la critique historique.

Au sujet du célèbre décret concernant saint Martial, rendu par Pie IX, le 18 mai 1854, M. Tailliar (p. 49) « bénit la haute sagesse du souverain Pontife Pie IX et l’intelligence pénétrante du cardinal Antonelli, dont on ne saurait trop louer la sollicitude et la circonspection dans ces matières délicates », et il ajoute en note : « Ce décret relatif à saint Martial se borne à déclarer, ce qui nous semble parfaitement juste, que l’éloge et le culte de ce Saint son établis de temps immémorial : constare ab immemoriali de elogio et cultu de quo agitur. Mais il ne décide pas, comme l’articulait la requête de Mgr l’Évêque de Limoges, que saint Martial est l’envoyé de saint Pierre et l’un des soixante-douze disciples du Christ ».

M. Tailliar reconnaître facilement qu’il est dans une complète erreur, en parcourant le document officiel qui concerne cette cause[4].

Quand Mgr de Buissas, évêque de Limoges, soumit à l’approbation du Saint-Siège le Propre des Saints de son diocèse, il conserva à saint Martial le titre et le culte d’Apôtre, que lui donna toujours la tradition. Le secrétaire de la Congrégation des Rites proposa de remplacer le culte d’apôtre par celui de confesseur pontife, en partant de ce principe incontesté que c’est seulement à ceux qui ont fait partie des disciples de Notre-Seigneur qu’on peut, par privilège, étendre le culte décerné aux Apôtres. Cette cause historico-liturgique fut débattue devant les cardinaux de la Congrégation des Rites qui, le 8 avril 1854, reconnurent à l’Église de Limoges le droit son premier évêque du culte et du titre d’Apôtre et d’insérer dans sa liturgie qu’il avait été l’un des soixante-douze disciples du Christ ; C’est ce décret qu’approuve le saint-Père, en constant l’antiquité du culte spécial de l’Apôtre, qui avait été mis en question, cultu de quo agitur. Ainsi donc M. Tailliar doit nous permettre d’inscrire au profit de notre opinion et non de la sienne, « la haute sagesse du souverain Pontife Pie IX et l’intelligence et l’intelligence pénétrante du cardinal Antonelli ».



[1] Le moine Léthalde, écrivain du Xe siècle, dans sa Vie de saint Julien du Mans, reproduit l’opinion historique de saint Grégoire de Tours, amis en reconnaissant qu’elle est opposée à la tradition. M. Tailliar invoque quelques passages des martyrologes de Bède et de Raban Maur ; mais on sait combien ils ont été interpolés. Les martyrologes de saint Adon et d’Usuard, qui sont considérés comme authentiques par les critiques les plus compétents, constatent les origines apostoliques des Églises d’Arles, Vienne, ; Périgueux, Saintes, Trèves, Narbonne, etc.

[2] Arles (saint Trophime), Aix (saint Maximin), Apt (saint Auspice), Bayeux (saint Exupère), Beauvais (saint Lucien), Béziers (saint Aphrodite), Bourges (saint Ursin), Châlons-sur-Marne (saint Memmie), Chartres (saint Aventin), Clermont-Ferrand (saint Austremoine), Évreux (saint Taurin), Le Mans (saint Julien), la Limagne (saint Nectaire), Limoges (saint Marial), Lodève (saint Flour), Marseille (saint Lazare), Meaux (saint Sanctin),  Metz (saint Clément), Nantes (saint Clair), Narbonne (saint Paul Serge), Orange (saint Eutrope), Paris (saint Denis), Périgueux (saint Front), Reims et Soissons (saint Sixte et saint Sinice), Rouen (saint Nicaise), Saintes (saint Eutrope), Séez (saint Latuin), Senlis (saint Rieul), Sens (saint Savinien), Toul (saint Mansuet), Toulouse (saint Saturnin), Tours (saint Gatien), Trèves (saint Valère), le Velay (saint Georges), Verdun (saint Sanctin), Vienne (saint Crescent), etc.

[3] Propres des diocèses de Limoges, Aix, Sens, Chartres, Auch, Beauvais, Le Puy, Bayeux, Autun, Tulle, etc.

[4] Lemovicem. Confirmationis elogii et cultus ut apostoli quo S. Martialis primus Lemovicensium episcopus hactenus gavisus est ab immemorabili tempore et ex constitutionnibus apostolicis. Lemovicis, 1855.


vendredi 31 octobre 2025

La christianisation de la Gaule au Ier siècle (4)

IV – Preuves directes de l’évangélisation des Gaules au première siècle

 

Nous grouperons sous trois chefs principaux les preuves directes de l’évangélisation des Gaules au premier siècle : 1° textes empruntés aux six premiers siècles ; 2° traditions des Églises de France ; 3° autorité liturgique. Nous réserverons quelques arguments d’une autre nature pour répondre aux objections des partisans de saint Grégoire de Tours.

 

§ 1. – Textes empruntés aux six premiers siècles

 

M. Tailliar invoque contre l’évangélisation de la Gaule, au premier siècle, no,-seulement le témoignage de Grégoire de Tours, mais « le silence des écrivains des IVe et Ve siècles ». Il est vrai que quelques auteurs célèbres de cette époque, tels que Prosper d’Aquitaine, saint Sidoine Apollinaire, saint Paulin de Nole n’ont rien dit sur le sujet qui nous occupe. Mais n’est-ce pas violer une des règles les plus incontestées de la critique historique, que d’invoquer l’affirmation isolée d’un écrivain, qui souvent s’est contredit lui-même, et d’opposer el silence de quelques autres qui n’étaient pas obligés d’aborder cette question, à des témoignages très-nombreux et très-variés, les uns datant de la même époque et les autres plus rapprochés des événements qu’ils racontent ? Ce sont ces attestations que nous allons produire, en nous renfermant dans les limites des six premiers siècles : elles montreront, tout aussi bien que celles qui concernent l’Angleterre et l’Espagne, que lorsque les écrivains que nous avons cités dans notre deuxième chapitre, proclamaient la diffusion apostolique de l’Évangile dans toute l’étendue de l’empire romain, ils ne se sont point laissé entraîner, comme on les en accuse, à des exagérations oratoires, mais qu’ils ont basé leurs généralités sur des faits précis et positifs.

 

Ier siècle. – Saint Paul, dans sa seconde épître à Timothée, le prie de venir le rejoindre au plus tôt, parce que ses disciples étaient alors dispersés de tous côtés. « Démas », écrit-il, « s’en est allée à Thessalonique, Crescent en Galatie, Tite en Dalmatie »[1] ; par Γαλατία, faut-il entendre la Galatie, province d’Asie-Mineure, ou bien la Gaule ? Il est certain que ces deux pays ont été désignés par le même non. Diodore de Sicile a pris soin de nous apprendre que nous devons notre origine à Galatus, fils d’Hercule. Au IIIe siècle, Philotrate, dans sa Vie des Philosophes, s’étonne que Phavorinus, natif d’Arles, dans la Galatie occidentale, parlât si bien la langue grecque. Strabon et Ammien Marcellin nous disent que les Grecs désignaient les Gaulois sous le nom de Galates[2]. Le doute pourrait donc être permis sur la véritable signification géographique du passage de saint Paul, si les anciens commentateurs ne sous avaient éclairés à ce sujet. Saint Épiphane[3] et Théodoret[4] ont fait remarquer qu’il s’ait ici de la Gaule et non point de la Galatie[5]. Eusèbe de Césarée[6], Sophronius[7] et la Chronique d’Alexandrie nous disent également que Crescent, disciple de saint Paul, vécut dans les Gales. Ainsi donc, la tradition de l’Église de Vienne est en parfaite harmonie avec les historiens grecs, et assurément on ne les soupçonnera point, comme on l’a dit injustement pour nos légendaires, d’avoir voulu, par intérêt local, grandir l’antiquité d’une Église particulière. Sans vouloir donner à cette première preuve une valeur absolue, nous ferons remarquer qu’elle tire surtout sa force de la concordance des textes que nous avons invoqués avec la tradition viennoise[8].

 

IIe siècle. – L’hérétique Bardesanes, qui florissait sous Marc-Aurèle, loue la pureté du mariage chez les chrétiens, quel que soit le pays qu’ils habitent, la Partie, la Bactriane ou la Gaule[9].

Vers l’an 170, saint Irénée, évêque de Lyon, pour montrer l’uniformité de la foi, nous dit que « les Églises qui ont été fondées en Germanie n’ont pas une croyance ni une tradition différentes de celles qui existent chez les Ibères, de celles qui existent chez les Celtes, ni de celles qui existent en Orient[10]. »

Si on nous objecte qu’il ne s’git ici que de la province de Lyon, parce que César, dans ses Commentaires, la désigne seule sous le nom de Celtique, nous répondrons que les Grecs donnaient ce nom à toute la Gaule et, de plus, que saint irénée aurait commis une grave inexactitude en parlant au pluriel des Églises de la celtique – Hæ quæ in Celtis – s’il n’y avait eu alors dans la Gaule que l’Église de Lyon dont il était l’évêque, et celles de Valence et de Besançon, qu’il fit gouverner par deux de ses disciples : car, au point de vue où il se plaçait, c’était là un seul et unique témoignage.

Vers l’an 188, saint Irénée présida à Lyon deux Conciles : l’un qui condamna les hérésies de Valentin et de Marcion, l’autre qui proscrivit l’usage des Quartodécimans. Cette dernière assemblée comptait treize évêques. Eusèbe de Césarée mentionne la lettre synodale adressée au pape Victor sur le Concile qu’avait présidé saint Irénée[11]. M. Tailliar comprend autrement que tout le monde le texte d’Eusèbe, et il ajoute : « On invoque, il est vrai, un synodique dans lequel on fait figurer treize évêques qui se seraient réunis à cette époque ; mais cette pièce, évidemment controuvée, est postérieure à la réorganisation des provinces, opérée par Constantin. Elle contient, en effet, l’indication de treize cités que renferme la province viennoise et que mentionne la Notice des Gaules. C’est un acte apocryphe qui ne mérite aucune confiance. » Il faudrait autre chose qu’une telle allégation pour faire rejeter l’existence d’un Concile quia été admis par Baluze, Baronius, Bini, Bosquet, Cossart, Hardouin, Labbe, Longueval, Sirmond, Henri de Valois, etc. Tillemont lui-même, dont ce Concile dérange le système, ne peut s’empêcher d’en reconnaître l’authenticité t laisse échapper à regret cet aveu : « Ce qui donne lieu de croire qu’il y avait des évêques établis en plusieurs lieux[12]. »

 

IIIe siècle. – Saint Cyprien, évêque de Cartage, adressa, en 254, au pape saint Étienne, une lettre pressante pour l’engager à faire déposer Maxime, évêque d’Arles, qui propageait les erreurs de Novatien. Il y dit que Faustin, évêque de Lyon, lui avait écrit deux fois à ce sujet. « Marcien », ajouta-t-il, « se vante depuis longtemps de son adhésion à la secte de Novatien et de sa rupture avec notre communion… C’est déjà trop que, dans les années qui viennent de s’écouler, un si grand nombre de nos frères soient morts sans voir reçu la paix de l’Église[13]. »

Il est impossible de concilier ce texte avec l’opinion qui fait fonder nos Églises, et spécialement celle d’Arles, en 250. Supposons un instant, avec M. Tailliar, que l’évêque de cette cité, saint Trophime, ait pu être déposé en 252 et remplacé alors par Marcien. La dénonciation des erreurs par Cyprien eut lieu en 254, comment faire concorder ce rapide espace de deux années avec le temps qu’ont dû exiger les deux communications de Faustin, évêque de Lyon ; avec les défections des fidèles, qui ont eu lieu annis istis superioribis ; avec le schisme de Marcien, qui date de longtemps, qui jampridem jactat et prædicat ? Aussi, M. Tailliar commence-t-il par dire que « cette lettre est apocryphe ». C’est, assurément, un argument commode pour se débarrasser des textes gênants, et on abuse trop contre nous de ce facile procédé. Baluze et les autres éditeurs de saint Cyprien ont prouvé que celle lettre était authentique et qu’elle avait été écrite avant l’an 254.

Dès lors, nous n’avons plus à nous occuper de toutes les hypothèses qu’accumule M. Tailliar, en disant « qu’il se peut que cette lettre ait été remaniée dans l’intérêt de la métropole d’Arles » ; qu’en changeant Adrumetis en Arelatis, on a pu métamorphoser un évêque d’Afrique en un évêque d’Arles : et enfin, qu’ « en admettant que la lettre en question soit de saint Cyprien…, elle a pu, à la rigueur, être écrite en 257. »

Il est un ouvrage bien plus ancien dont on n’a pas encore essayé de nier l’authenticité : c’est le traité de Tertullien contre les Juifs, écrit l’an 200. Nous y lisons que les diverses nations des Gaules et que des contrées de la Grande-Bretagne, restées inaccessibles aux Romains, étaient soumises à l’empire du Christ[14]. Nos adversaires nous répondent que, par ces diverses provinces des Gaules, on peut entendre seulement la province cisalpine et la province lyonnaise. Qu’on nous explique alors comment les missionnaires du Ier siècle ont pu enjamber la Gaule Belgique pour se rendre en Angleterre.

 

IVe siècle. – Saint Épiphane nous dit que saint Luc exerça le ministère de la parole sainte en divers pays et surtout dans les Gaules[15], ce qui est conforme aux traditions de l’Église de Rennes[16]. Plusieurs de nos adversaires, entre autres Tillemont et Fleury, ont admis cette prédication de saint Luc dans nos contrées.

Saint Jérôme, écrivant à une dame espagnole, nommée Théodora, s’exprime en ces termes : « Saint Irénée, évêque de Lyon, homme des temps apostoliques et disciples de Papias, auditeur de Jean l’Évangéliste, rapporte qu’un certain Marc, issu de la race de Basilide le Gnostique, vint d’abord dans la Gaule et infesta de sa doctrine les pays arrosés par le Rhône et la Garonne ; puis, passant les Pyrénées, pénétra jusqu’en Espagne[17]. » Il importe peu à notre question, comme l’a fait remarquer M. Arbellot[18], que cette citation soit incomplètement exacte et que saint Jérôme ait confond on non Marc l’Egyptien avec Marc le Gnostique. Il n’en reste pas moins acquis que ce Père de l’Église latine a cru qu’il y a eu des Églises chrétiennes, dès le IIe siècle, dans les contrées où coule la Garonne.

 

Ve siècle. – Une épître adressée à saint Jacques, qu’on a longtemps attribuée à saint Clément, parle des missionnaires envoyés, dès le Ier siècle, dans les Gaules et en Espagne.[19] Nous convenons, avec la critique moderne, que ce document est apocryphe ; mais, comme il a été reproduit au concile de Vaison (442), qui l’a cru authentique, nous avons le droit de le mentionner parmi les témoignages du Ve siècle.

C’est aussi à cette époque qu’il faut faire remonter les Actes de saint Denis[20], où nous lisons « qu’ayant reçu de saint Clément, successeur de l’apôtre Pierre, l’ordre de distribuer aux Gentils les semences de la parole divine, il parvint jusqu’à Paris ». Les Actes de sainte Geneviève[21], datant de la même époque, précisent le même fait. Les Actes de saint Paul de Narbonne attribuent sa mission à saint Pierre.

Paul Orose, qui composa son Histoire au commencement du Ve siècle, nous dit que Marc Aurèle fit persécuter les chrétiens dans l’Asie et dans les Gaules, et que cette persécution fut la quatrième que ces contrées subirent depuis celle de Néron[22].

En 450, dix-sept évêques de la province d’Arles, réunis en Concile, adressèrent une lettre synodale au pape saint Léon pour lui exposer les droits de leur Église. « C'est un fait de notoriété publique, dans toutes les provinces des Gaules », disent-ils, « et qui n’est point ignoré par l’auguste et sainte Église romaine que, la première sur le sol gaulois, la cité d’Arles a eu l’honneur de recevoir dans ses murs le prêtre saint Trophime, envoyé par le bienheureux apôtre Pierre[23]. » On a dit, en cette occasion, comme en plusieurs autres, que saint Pierre devait s’entendre ici par le Saint-Siège : c’est prêter une absurdité aux Pères du Concile, qui ont pour but de baser les privilèges de l’Église d’Arles sur l’antiquité de sa fondation : ils l’établissent en rappelant que saint Trophime était disciple de saint Pierre ; ils n’auraient rien prouvé en disant qu’il fut envoyé par le Saint-Siège.

« Ce qui reste constant, dit M. Tailliar (p. 72), c’est que l’Église d’Arles a, en 449, allégué, dans une requête, qu’elle avait pour fondateur un envoyé de saint Pierre. Mais ce ne sont pas les articulations d’un plaideur qui produisent l’autorité de la chose jugée : cet effet ne résulte que de la décision du Pape. C’est là un principe élémentaire en droit. » Nous sera-t-il permis de notre côté d’invoquer un principe élémentaire de morale : c’est qu’il ne faut pas accuser sans preuves. Voici dix-sept évêques qui constatent purement et simplement que toutes les Gaules, ainsi que Rome, reconnaissent que l’Église d’Arles a été fondée par un disciple de saint Pierre, et on répond qu’ils ont menti. Mais ç’aurait tout à la fois une coupable imprudence et une insigne maladresse : car l’Église de Vienne, engagée dans le débat, aurait eu beau jeu pour démentir une grossière invention. Remarquons d’ailleurs que le procèsportait uniquement sur la primauté de l’Église d’Arles et non sur son antiquité. C’était là un fait hors de contestation et qu’avait reconnu le pape Zozime, en 417 : « On ne doit », disait-il, « sous aucun prétexte, déroger à l’antique privilège de la ville métropolitaine d’Arles. par notre siège fut envoyé, en premier lieu, de grand pontife Trophime ; et, de sa source, toute la Gaule vit couler dans son sein les ruisseaux de la foi[24]. »

Un manuscrit du IXe siècle, conservé à la bibliothèque de la Minerve, contient, entre autres opuscules, un traité anonyme contre les Ariens, que les meilleurs critiques italiens attribuent au Ve ou au VIe siècle. l’auteur s’exprime ainsi dans un passage où il a pour ut e prouver que les Églises d’Orient et d’Occident conservent invariablement les mêmes doctrines qui ont été prêchées par les Apôtres et leurs disciples immédiats : In Galliis etiam civitas Arelatensis discipulum apostolorum S. Trophimum habuit fundatorem ; Narbonensis, S. Paulum ; Tolosana, S. Saturninum ; Vassensis, S. Daphnum. Per istos enim quatuor apostolorum discipulos in universa Gallia ita sunt ecclesiæ constitutæ, ut eas per tot annorum spatio nunquam permiserit Christus ab adversariis occupari[25].

M. Tailliar essaie d’invalider l’autorité de ce texte, en faisant remarquer (page 73) que saint Daphnus a signé les Actes du concile d'Arles, tenu en 314, et que, par conséquent, il existait, non point du temps des douze apôtres, mais seulement au IVe siècle. est-il donc si rare de voir deux personnages porter le même nom à trois siècles de distance, et ne trouvons-nous pas, dans un grand nombre de nos listes épiscopales, ces répétitions de noms, dont le choix a été inspiré par une pieuse vénération ?

 

VIe siècle. – Saint Isidore de Séville nous apprend que l’apôtre saint Philippe annonça l’Évangile aux Gaulois[26].

Venance Fortunat, dans son hymne sur saint Denis, rappelle que ce pontife fut envoyé par saint Clément[27].  Dans l’hymne qu’il composa en l’honneur de saint Martial, il s’écrie : « Vous que Rome et la Gaule honorent ; tantôt après Pierre, comme étant son inférieur et plus jeune que lui, tantôt avec Pierre, comme étant son égal dans la prérogative de l’apostolat ; la tribu de Benjamin vous vit naître d’un sang illustre ; la ville de Limoges conserve maintenant votre corps sacré[28]. »  On conviendra que cet éloge n’aurait aucun sens, si saint Martial, évêque de Limoges, n’avait pas été compagnon de saint Pierre et l’n des soixante-douze disciples de Notre-Seigneur.

Les vers de Fortunat paraissent modelés sur la légende de saint Martial, composée sous le nom d’Aurélien. M. Arbellot reconnaît, comme tous les critiques, que ce document est rempli de détails apocryphes ; mais il n’admet pas que le fait principal de la mission de Martial, du temps de saint Pierre, puisse être une invention de l’auteur, contraire à la croyance publique et aux traditions du Limousin. D’ailleurs, la même assertion se retrouve dans d’autres Actes inédits, remontant au VIe siècle, que M. Arbellot a découverts à la bibliothèque impériale[29].

Grégoire de Tours cite encore une lettre adressée à sainte Radegonde par sept évêques, où nous lisons que : « Dès la naissance de la religion catholique, on commença à respirer la foi dans les Gaules[30]. » Ailleurs, il nous est dit que « saint Eutrope, martyrisé à Saintes, fut envoyé dans les Gaules par le pape Clément, qui le sacra pontife »[31] ; et que saint Ursin fut ordonné par les disciples des Apôtres et envoyé dans les Gaules, où il fonda l’Église de Bourges »[32].

Un manuscrit syriaque du VIe ou VIIe siècle, apporté du monastère de Scété à Londres, en 1839, et édité par le cardinal Maï, contient le passage suivant : « Rome et toute l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne et la Gaule, avec les autres contrées voisines, virent s’étendre sur elles la main sacerdotale des Apôtres, sous la direction de Simon Céphas qui, en quittant Antioche, alla instruire et diriger l’Église qu’il fonda à Rome et chez les peules voisins[33]. »

M. l’abbé Faillon a trouvé le passage suivant dans un manuscrit de la Bibliothèque impériale (n° 5537), qui date du XIe siècle, mais dont il attribue le texte au VIe : « Sous Claude, l’apôtre saint Pierre envoya dans les Gaules, pour prêcher la foi de la Trinité aux Gentils, quelques disciples auxquels il assigna des villes particulières : ce furent Trophime, Paul, Martial, Austremoine, Gatien, Saturnin et Valère, et plusieurs autres que le bienheureux Apôtre leur avait désignés comme compagnons[34]. »

Nos contradicteurs rejettent comme apocryphes quelques-uns des textes que nous venons de citer, mais presque toujours pour cette seule raison qu’ils contredisent leurs opinions préconçues. Quand bien même nous serions obligé de renoncer à quelques-uns de ces témoignages, il en resterait toujours un nombre plus que suffisant pour prouver que les premiers siècles de notre ère ont cru que la Gaule a été évangélisée par les disciples de saint Pierre et de saint Clément.



[1] Demas… abiit Thesalonicam, Crescens in Galatiam, Titus in Dalmatiam, c. IV, 9 et 10.

[2] Plutarque, dans sa Vie de César, nomme toujours la Gaule, Γαλατία.

[3] Adv. Hæres., l. 2, c. 11.

[4] In Epist. II ad Timoth., c. IV.

[5] Si d’autres commentateurs ont cru qu’il s’agissait de la Galatie, c’est que cette province est désignée plusieurs fois dans les Actes et les Épîtres.

[6] Hist. Eccl., l. 3, c. 4, epi tas Γαλλiαs.

[7] In Script. ecclesiast.

[8] Le Martyrologe romain concilie fort bien l’opinion qui fait mourir saint Crescent en Galatie avec celle qui interprète, come nous l’avons fait, le texte de saint Paul : In Galatia, S. Crescentis discipulis B. Pauli apostoli, qui in Gallias transitum faciens, verbo prædicationis multis ad fidem Christi convertit : rediens vero ad gentem, cui specialiter datus erat episcopus, cum Galatas ipsos usque ad finem vitae suæ in opere Domini confirmasset, demum sub Trajano martyrium consummavit. 27 jun.

[9] Quid autem dicemus de christianorum secta qui in omni parte orbis, imo vero in omni civitate inveniuntur ? Nec multas Parthi christiani ducunt uxores… Nec Bactriani et Galli matrimonia corrumpunt. Cité par Baronius, ad an. 175 et le P. Van Heckde, t. 8, p. 26.

[10] Adv. Hæres., l. 1, c. 10. Patrol. Grecque, 8, 632.

[11] Epistola quoque Ecclesiarum (seu parochiarum, id est diœceseon) Galliae extat, quibus præerat Irenæus, Eusèbe, 5, 29. – Le commentateur Henri de Valois ajoute en note : « Fuit igitur hac epistola synodica, upote nomine ecclesiarum, ex persona fratrum, id est episcoporum Galliæ. – Eusèbe avait dit dans un chapitre précédent (23) : « Irenæeus in epístola quam scripsit nomine fratum quibus præerat in Gallia…”

[12] Hist. Eccl. des six premiers siècles, IV, p. 441.

[13] Patrol. Lat., t.3, col. 990.

[14] Et Galliarum diversæ nationes et Britannorum inaccessa Romanis loca, Christo ver subdita (Adv. Judæos, c. 7).

[15] Ipse primum in Dalmatia, Gallia et Italia ac Macedonia præstitit, sed in Gallia prae cæteris (Adv. Hæres., c. 51).

[16] Dom Lobineau, Hist. de la Bretagne, l. 1, n° 5.

[17] Patrol. Lat., t. 22, col. 689.

[18] Dissertation, etc., p. 242.

[19] Aliquos ad Gallias Hispaniasque mittimus.

[20] Bolland., 3 oct.

[21] Surius, 9 janv.

[22] Eo (Lucio Vero) defuncto, Marcus Antoninus (MarcAurèle) solus reipublicæ præfuit; sed in diebus Parthici belli persecutiones christianorum, quarta jam post Neronem vice, in Asia et Gallia, graves præcepto ejus extiterunt, multique sanctorum martyrio coronati sunt (Hit., l. 7, c. 15, p. 603 de l’édit. De Cologne, 1582). Paul Warnefride, au VIIIe siècle, reproduit à peu près les mêmes termes.

[23] Missum a beatissimo Petro apostolo. S. Leo, Epist. 65; Patrol. Lat., t. 69, col. 880.

[24] Sane quoniam metroplitanæ Arelatensium urbi vetus privilegium minime derogandum est, ad quam primum, ex hac sede, Trophimus, summus antistes, ex cujus fonte totæ Galliæ fidei rivulos eccedrunt, directus est. Sirmond, Concil. ant. Galliae, 1, 42.

[25] Mamachi, Orig. Christ., l. 2, c. 22. – Maceda, p. 14.

[26] Philippus Galliis prædicat Christum. De ortu et obitu patrum, c. 73.

[27] Patrol. Lat., t. 88, col. 98 :

Clemente Roma praesule

Ab Urbe misssus adfuit

Verbi superni Numinis,


[28] Tellus te Romana, quibus te Gallica tellus post Petrum recolant juniorem parte secunda, cum Petro recolunt æqualem sorte priori. Benjamita tribus te gessit sanguine claro. Urbs te nunc retinet Lemovica corpore sancto. Ibid., col. 115. Sur l’authenticité de cette pièce, voir Arbellot, Dissertation sur l’apostolat de saint Martial, p. 72.

[29] Tum B. Petrus Marcialem episcopum dignum Domino et verum qui ad hoc adsclatus fuerat ut ad prædicandum gentibus mitteretur, ad se vocavit cui ait… : Est namque civitas in provincias Gallicarum, profano vacuus errori, nomine Lemovix. Docum. inédits sur l’apost. de saint Martial .

[30] Hist. Franc., l. 9, c. 32.

[31] De Glor. confess., l. 1, c. 6.

[32] Ibid., c. 80.

[33] Maï, Script. Vet., 10, 7. – Patrol. græc., 24, col. 627.

[34] Monum. inédits, 2, 374.