Une des plus belles histoires du monde, par Marguerite Yourcenar
Une des plus belles histoires du monde, par Marguerite Yourcenar
Laissant là, pour le moment au moins, les cérémonies et les rites de la plus sainte des semaines chrétiennes, je m’efforce de dégager des textes sacrés qu’on lit, mais qu’on n’entend pas toujours, à l’église, les éléments qui nous bouleverseraient si nous les trouvions chez Dostoïevski, chez Tolstoï, ou dans n’importe quelle biographie ou quel reportage consacré à la vie d’un grand homme une d’une grande victime. En somme, le déroulement d’une des plus belles histoires du monde.Un prologue quasi ironique : de pauvres gens arrivent dans la capitale avec leur maître bien-aimé, (lire la suite) acclamé par cette même populace qui, bientôt, le conspuera. Un frugal repas de fête : un traître deviné parmi les douze convives ; un naïf qui clame très haut son dévouement et aura le premier son moment de défaillance ; le plus jeune et le plus aimé appuyé presque indolemment à l’épaule du maître, enveloppé qu’il est, peut-être, de ce cocon doré qui souvent protège la jeunesse ; le maître, isolé par sa sagesse et sa prescience au milieu de ces ignorants et de ces faibles qui sont encore ce qu’il a trouvé de mieux pour le suivre et continuer son œuvre.
La nuit venue, le traître, plus seul encore dans ce coin de verger qui domine la ville où tous, sauf ses ennemis, l’ont oublié ; la victime qui prie pour que l’épreuve attendue lui soit épargnée, mais sait aussi qu’elle ne peut pas l’être et que, « si c’était à refaire », il referait le même chemin ; « l’âme éternelle » qui observe son vœu « malgré la nuit seule ». (Qu’Aragon et Rimbaud nous aident à comprendre Marc ou Jean.) Pendant qu’il souffre, ses amis dorment, incapables de sentir l’urgence du moment. « Ne pouvez-vous veiller une heure avec moi ? » Non : ils ne le peuvent pas ; ils ont sommeil ; et celui qui les appelle n’ignore pas d’ailleurs que le temps viendra où ces malheureux auront aussi à souffrir et à veiller.
L’arrivée de la troupe, prêtre à arrêter l’inculpé. Le bouillant défenseur qui risque d’empirer encore les choses et presque aussitôt se dégonflera. Les deux établissements, l’ecclésiastique et le laïque, gênés quand même, se repassant l’accusé ; l’éternel dialogue de la ferveur et du scepticisme, se complémentant l’un l’autre : « Quiconque aime la vérité m’écoute. — Qu’est-ce que la vérité ? » Le grand fonctionnaire excédé, qui voudrait bien se laver les mains de cette affaire, laissant à la foule le choix du prisonnier qu’on libèrera pour la fête toute proche et ce qu’on choisit est, bien entendu, la vedette du crime et non le juste innocent. Le condamné, insulté, frappé, tourmenté par d’épaisses brutes sont plusieurs sont probablement de bons pères de famille, de bons voisins, de bons types, forcés de traîner la poutre de son gibet, comme dans les camps, parfois, les prisonniers traînaient une pelle pour creuser leur fosse. Le petit groupe des amis restés tout près du supplicié, acceptant l’humiliation et le danger qu’encourt la fidélité. Les chamailleries des gardiens qui se disputent la défroque vide, comme en temps de guerre les camarades d’un mort se disputent parfois son ceinturon et ses bottes.
La tendresse se faisant jour sous la forme de recommandations aux siens, de la part d’un être trop pris jusque-là par sa mission pour songer beaucoup à eux : le mourant donnant pour fils à sa mère son meilleur ami. […] L’échange de propos avec un condamné de droit commun en qui on a reconnu un homme de cœur ; la longue agonie au soleil, au vent aigre, à la vue de la foule qui, peu à peu, s’écoule parce que ça n’en finit pas. L’exclamation qui semble indiquer que, pour que tout soit accompli, le désespoir est un état par lequel il faut passer. « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Et, dans quelques heures, ces pauvres gens obtiendront pour leur mort l’aumône d’un tombeau et les factionnaires (on se méfie des rassemblements) dormiront près du mur comme naguère près du vivant angoissé les humbles compagnons fatigués.
Quoi encore ? Les heures, les jours, les semaines qui s’écoulent ensuite entre deuil et confiance, entre fantôme et Dieu, dans cette atmosphère crépusculaire où rien n’est tout à fait avéré, vérifié, probant, mais où passe le courant d’air de l’inexplicable, comme dans tels de ces pauvres rapports faits à des sociétés pour l’avancement des sciences psychiques, d’autant plus troublants qu’ils sont inconclusifs. L’ancienne fille de joie venue au cimetière prier et pleurer, et croyant reconnaître celui qu’elle a perdu sous l’aspect du jardinier. (Quel plus beau nom donner à celui qui fait lever tant de semences dans l’âme humaine ?) Et plus tard, quand l’émotion, comme disent les rapports de police, s’est un peu calmée, les deux fidèles marchant le long d’une route, rejoints par un sympathique voyageur qui consent à s’attabler avec eux à l’auberge et disparaît au moment où ils redisent que c’est Lui. L’un des plus belles histoires du monde s’achève par ces reflets d’une Présence, assez semblable à des nuages que colore encore le soleil passé sous l’horizon.
« Je me sentirais plus près de Jésus s’il avait été fusillé plutôt que crucifié », me disait un jour un jeune officier ayant fait la guerre de Corée. C’est pour lui et pour tous ceux qui ne parviennent pas à retrouver l’essentiel sous ce qu’on pourrait appeler les accessoires du passé, que je me suis risquée à écrire ce qui précède.
Marguerite YOURCENAR, Le temps, cegrandsculpteur, Paris, 1988.
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